Illustration © Copyright Sarah Anthony

Un Lion d’or pour la tolérance : Le Secret de Brokeback Mountain, d’Ang Lee (2005)

A la Mostra de Venise 2005, le Lion d’Or est attribué à un film qui a beaucoup fait parler de lui : Le Secret de Brokeback Mountain. Adapté d’une nouvelle d’Annie Proulx, avec Heath Ledger et Jake Gyllenhaal dans les rôles principaux, le long-métrage est signé Ang Lee. Il donne à voir la longue histoire d’amour de deux cow-boys américains, dans les années 60, alors que l’homosexualité est taboue, d’autant plus dans les milieux ruraux.
Bien que non interprétés par des acteurs homosexuels, les rôles sont dépeints de manière très touchante, et le film aurait joué une part importante dans une plus grande tolérance envers l’homosexualité. En 2005, l’œuvre fait des vagues et dérange, mais elle est aussi devenue culte pour son message, notamment. Au-delà de la question homosexuelle, Ang Lee signe un long-métrage contemplatif, inscrit dans les paysages naturels américains.

L’amour pour l’amour 

Le Secret de Brokeback Mountain est l’occasion d’une incursion dans l’Amérique rurale et indigente des années 60, réduite au travail physique. Ennis del Mar (Heath Ledger) et Jack Twist (Jake Gyllenhaal) se rencontrent alors qu’ils n’ont qu’une vingtaine d’années. Leur gagne-pain estival consiste à effectuer de la surveillance de troupeaux, seuls dans les montagnes. C’est dans cette solitude que les deux jeunes hommes tombent amoureux, silencieusement, sans en parler. Les premiers ébats sont plutôt sauvages et peu bavards. La solitude du travail dans la montagne a cristallisé entre eux un désir qu’il n’est plus possible de nier. Qu’ils ne souhaitent pas nier, en vérité. Ils sont jeunes, avides de vivre, isolés et liés au secret par la complicité de ce que l’autre leur inspire, de ce qu’ils inspirent à l’autre. Pourquoi se retenir quand les sentiments sont partagés ? Quand il n’y a rien en jeu ? Ni épouse, ni enfants, ni réputation, et surtout… ni témoins.

Ainsi Jack et Ennis vivent leur romance très intense le temps d’un été, préservé de la société puritaine et homophobe par le décor isolé qu’est Brokeback Mountain. Ce paysage vierge et libre est superbement filmé par Ang Lee, idéal théâtre à un amour libéré de tout calcul, une romance au jour le jour.
Il n’est en effet pas prévu que l’amour dure une fois l’été achevé. Personne ne prend d’engagement, même si Jack s’en va le cœur brisé, avec ses espoirs. Ennis, de son côté, est plus secoué qu’il ne veut l’admettre, il mure ses sentiments.
Le temps de ce premier amour, Le Secret de Brokeback Mountain nous donne peut-être à voir l’amour le plus pur, le plus sincère et spontané, le plus dénué d’intérêt qui soit. 

Un instant qui dure

Les années passent, le secret est enfoui, presque oublié, les sensations le sont en tous cas. Peut-être même qu’Ennis se dit que ça n’a jamais eu lieu, alors qu’il partage sa vie avec sa femme Alma (Michelle Williams), comme tant d’autres ont dû le faire, continuent à le faire. Et puis un jour, une carte de Jack – qui n’a pas oublié – arrive par la poste. Et voici que l’amour d’un été reprend, il n’a jamais cessé. Et c’est Ennis qui en prend l’initiative, au grand bonheur de Jack. 

Le secret de Brokeback Mountain, débuté en 1963, perdure après les années. Il durera en tout vingt ans. Ennis et Jack sont incapables de se quitter. Prétextant être amis, ils se retrouvent plusieurs fois par an pour passer quelques jours à Brokeback Mountain, prétendument pour y pêcher. Ils traversent différents États pour se retrouver, du Texas au Wyoming.

Les deux hommes ont des enfants avec leur épouse respective, mènent une vie en apparence bien sous tous rapports, dissimulant leur passion secrète, le vrai nom de leur amant – car c’est bien d’un amant qu’il s’agit, et non d’une amante. 

Le spectateur assiste, impuissant, à une histoire d’amour aux airs de gâchis. A des années qui passent sans apporter de solution – il n’y en a pas, comme l’a compris Ennis depuis toujours, depuis qu’enfant, son père l’a emmené assister à un crime homophobe, pour lui apprendre. Si au premier abord, Jack semble être le seul vraiment amoureux, le spectateur comprendra qu’Ennis, s’il n’exprime pas ses émotions, n’en ressent pas moins. Chacun aime à sa manière, mais toujours en silence, pour préserver le secret.

Un monde de travail laissant peu de place aux émotions

Le film contraste sans arrêt entre deux univers. D’une part, l’atmosphère pesante de la société rurale de l’époque, pour qui l’homosexualité, à plus forte raison pour des cowboys, parangons de virilité – et de machisme – est non seulement impensable, mais aussi punissable par des actes criminels suivis d’aucune action de justice. Les cowboys homosexuels sont tués dans la violence, servant d’exemple, on veut les exterminer. De l’autre, cette nature inviolée, affranchie de toute civilisation, une nature sauvage au sein pourtant de laquelle les homosexuels sont les bienvenus, où il n’est même pas besoin de rechercher la tolérance, puisqu’il n’y a personne pour se montrer intolérant. Le monde sentimental d’Ennis et Jack se réduit à un espace vidé de tout autre être humain… C’est dans ces décors que s’épanouit cette romance, accompagnée par la seule présence d’une musique à la fois belle et évidente, étrangement optimiste aussi, qu’on doit à Gustavo Santaolalla et Marcelo Zarvos, avec une photographie douce de Rodrigo Prieto. 

Dans ce film, en effet, personne ne fait preuve de tolérance. Jack meurt dans la violence, et pas un autre être, qu’il s’agisse de ses proches à lui ou ceux d’Ennis, ne partageront le secret des deux hommes, ne serviront de confident, de soutien à leur histoire d’amour… Les cowboys ne parlent pas de leurs émotions, ni leur entourage. Tout le monde travaille, lutte contre la pauvreté. Du côté des riches, toute forme de discours est proscrite par la même sorte de superficialité : le monde des cowboys, des vrais hommes, est fermé aux émotions, en particulier à leur expression. Être homosexuel, c’est perdre toute virilité et donc toute raison d’être dans cette société ultra genrée. 

Un message porté très simplement par des personnages touchants 

La force du film est de nous montrer des personnages très humains et très touchants. Le rapprochement a aussi lieu très naturellement. L’effet est qu’il est alors assez difficile de voir quoi que ce soit de malsain ou de contre-nature à cette histoire d’amour si évidente et sincère – si tant est qu’on soit homophobe. C’est pourquoi il est admis que Le Secret de Brokeback Mountain est un film qui a eu un impact et a contribué à apporter plus de tolérance envers l’homosexualité.

Dans le même ordre d’idées, à aucun moment la virilité de ces hommes amoureux n’est mise en cause par leurs sentiments, contrairement à ce qui est impliqué par la société dans laquelle ils évoluent. On notera aussi que les deux épouses (dont une ex-épouse) ayant chacune à leur manière découvert le secret, ne le révèleront jamais, pour des raisons de pudeur et d’une forme de loyauté, sans doute. Elles n’iront toutefois pas jusqu’à apporter de soutien.

Le Lion d’Or 2005 de la Mostra de Venise est un film qui encore aujourd’hui demeure singulier. Le contexte si particulier de l’homophobie, dans un milieu rural, dans les années 60 semble alors sans espoir, et c’est ce que nous confirme le long-métrage d’Ang Lee. Pour autant, l’amour n’est pas vain. Cela, on le comprend aussi, jusque dans les dernières minutes du film. Les choses évoluent aussi, comme le prouve la réalisation d’un film qui critique en toute subtilité, une homophobie rétrograde.
Si, en 2005, Le Secret de Brokeback Mountain a entraîné une vague de haine, notamment envers ses interprètes – mais aussi une vague de soutien et une flopée de récompenses –,  force est de constater que quinze ans plus tard, la situation va vers toujours plus de tolérance. 

Bande-Annonce – Le Secret de Brokeback Mountain :

Fiche technique :

Titre : Le Secret de Brokeback Mountain
Réalisation : Ang Lee
Casting : Heath Ledger, Jake Gyllenhaal, Michelle Williams, Anne Hathaway.
Scénario : Larry McMurtry, Diana Ossana
D’après : Annie Proulx (nouvelle éponyme)
Musique : Gustavo Santaolalla et Marcelo Zarvos
Photographie : Rodrigo Prieto
Pays d’origine : Etats-Unis
Genre : drame
Durée : 134 minutes
Date de sortie : 9 décembre 2005 (Etats-Unis), 18 janvier 2006 (France)