C’est en 1985 qu’un film débutant avec une jeune SDF morte de froid dans un fossé remporta le Lion d’Or à la Mostra de Venise. Ouvrant aussi grand les bras que son sujet, Sans toit ni loi dévoile les nouveaux contours d’une fiction modernisée.
Synopsis : Une jeune fille vagabonde (prénommée Simone, ou Mona) est retrouvée dans un fossé, morte de froid, au pied de deux cyprès jumeaux. C’est un simple fait divers. Que pouvait-on savoir d’elle et comment ont réagi ceux qu’elle a croisés sur sa route, dans le sud de la France, cet hiver-là ? Un autre routard, une domestique, un berger philosophe, un tailleur de vignes tunisien, une « platanologue », un garagiste et une vieille dame. Elle traîne et boit dans les gares. Des voyous l’accueillent dans un squat. Elle fait de brèves rencontres entre ses longues errances sans but apparent. Elle survit énergiquement malgré la faim, la soif, le froid et le manque de cigarettes et d’herbe. Sa solitude augmente, elle perd son duvet. C’est le froid qui la vaincra.
S… D… F ?
1985 est une année qui a commencé un mardi. Elle voit une Europe qu’on appelle encore CEE être encore loin de l’Union Européenne, tandis que Mikhail Gorbatchev devient le dernier secrétaire général de l’URSS, quelques mois avant que l’on retrouve l’épave du Titanic. Du banal à l’Histoire des grands fonds, un phénomène social n’était pas encore connu par le grand public, celui des sans domicile fixe. Sans toit ni loi le présente de manière frontale : deux violons grincent sur un plan où une sinistre fumée chevauche des champs déserts ; un zoom nous y entraîne. Là, un homme bien couvert comme en hiver ramasse des branchages et tombe sur une jeune femme dans le fossé. Elle est morte.
« Personne ne réclamant le corps, il passa du fossé à la fosse commune »
Si Sans toit ni loi attise la curiosité, c’est par la succession de réactions que cette macabre découverte engendre. L’ouvrier agricole, le patron, les gendarmes, tous parlent comme si la fiction ne leur avait rien commandé, librement, sur le mode d’un reportage du journal de 20h. Après une exposition classique, entendre des voix de personnages secondaires à Sandrine Bonnaire, qu’on reconnaît dans le fossé, est très troublant. En temps normal, ceux-là ne parleraient pas, auraient eu moins de plan et on aurait filmé une mort héroïque, injuste et dramatique. Rien de tout cela n’est filmé ici par Agnès Varda qui de sa voix de conteuse aide le spectateur décontenancé à entrer dans son film. « Cette mort naturelle ne laissa pas de traces… Mais les gens qu’elle avait rencontrés récemment se souvenaient d’elle. (…) Il me semble qu’elle venait de la mer »
La nouvelle romance
Cette enquêtrice/narratrice, le spectateur ne la verra jamais. Nous l’entendrons, quelquefois, mais elle restera une voix obsédante qui se relâchera de temps à autre au sein d’une narration unique en son genre, librement inspirée par l’influence du Nouveau Roman : le film est dédié à Nathalie Sarraute, qui en fut une des autrices phares. En repensant la position du narrateur, de l’intrigue et de ses personnages, ce mouvement a inspiré des œuvres renversant une large partie des codes ayant fait les Zola et les Balzac en littérature. Sans toit ni loi transpose une large partie de ces préceptes à l’écran, par des acteurs amateurs fixant la caméra, timides et se battant avec un texte. Avec eux, des comédiens menant un semblant de fiction avant que des entretiens face caméra ne viennent tout renverser : l’odyssée de Mona est une aventure entre plusieurs narrations.
Et tombent les barrières
La frontière entre fiction et documentaire n’a jamais été aussi poreuse à l’écran. Film d’enquête, de fiction, de personnes et de personnages, Sans toit ni loi brocarde qu’une jeune clocharde morte dans un champ en plein hiver n’est pas un sujet. C’est une série d’humanités, bonnes, filoutes ou nauséabondes, tissant une mémoire et un portrait. Par le trajet fantastique de cette enquêtrice ressassant les derniers instants d’une vie, une démarche intellectuelle motivante et engageante naît devant nous, celle du citoyen se penchant au-delà du fait d’hiver qui deviendra divers : quelqu’un est mort de froid. Depuis 1985, de plus en plus de voix et d’images ont ressassé cette triste réalité qu’on ne voit toujours pas disparaître. D’autres Mona sont retrouvées, sans famille et sans cérémonies. Que l’engagement en leur faveur ait la voix d’Agnès Varda en est un des plus beaux symptômes.
Bande annonce
Fiche technique
Titre : Sans toit ni loi
Réalisation : Agnès Varda
Scénario : Agnès Varda
Musique : Joanna Bruzdowicz, Fred Chichin
Son : Jean-Paul Mugel
Photographie : Patrick Blossier
Montage : Agnès Varda, Patricia Mazuy
Production : Oury Milshtein
Sociétés de production : Ciné Tamaris, Films A2, Ministère de la Culture
Sociétés de distribution : Artificial Eye, Grange, MK2 Diffusion, The Criterion Collection
Pays d’origine : France
Format : couleurs – 1,66:1 – mono – 35 mm
Genre : drame
Durée : 105 minutes (1 h 45)
Date de sortie : 4 décembre 1985