L’Écume des jours : Univers onirique, bric à brac et cinéma de visions
C’est l’histoire d’amour surréelle et poétique d’un jeune homme idéaliste et inventif, Colin, qui rencontre Chloé, une jeune femme, douce et charmante. Peu après leur rencontre, les deux amants décident de se marier. Mais leur quotidien s’assombrit lorsque Chloé est touchée par une étrange maladie, un nénuphar qui grandit dans son poumon…
Que le pari de cette adaptation semblait risqué pour Michel Gondry [i]! Porter à l’écran le célèbre roman éponyme de Boris Vian, L’écume des jours, pouvait relever pour certains esprits bien pensant, d’une gageure, ou du moins d’une folie. C’est sans doute oublier bien vite que Gondry a l’imaginaire fertile, aime l’univers poétique et mélancolique. Il se distingue déjà en 2004, aussi bien auprès des critiques que du public, par un véritable bijou cinématographique, un monument fantastique, Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Puis vient La Science des rêves (2006), où Gondry laisse libre cours à son imaginaire débridé. Dès lors, avec cet univers plastique si particulier, le réalisateur semble être des plus légitimes pour reproduire l’univers fantastique de l’œuvre de Boris Vian. Un des films les plus attendus de l’année 2013.
Tout comme le roman de Boris Vian, très visuel et détaillé dans les descriptions physiques,L’Ecume des jours de Gondry (BO) révèle un monde incroyablement riche et foisonnant d’idées visuelles incroyables et poétiques, de machineries mécaniques en tout genre, de petites trouvailles merveilleuses, de décors absolument improbables.
Le spectateur retrouve ainsi l’imagination sans borne du réalisateur, son art du bricolage, sa fantaisie sans limite et se plonge dans un univers aérien, poétque et fantasque, qui l’emmène dans des contrées suspendues, dans toute la première partie du film [ii]. Puis la seconde partie devient plus calme, plus tragique ; Le tout glisse, au rythme de la croissance du nénuphar, vers une esthétique monochrome où mêmes les objets les plus capricieux se meurent doucement, les êtres vivants glissent aussi vers leur abîme respectif. L’appartement se rétrécit, les couleurs de l’image se fanent, la lumière s’atténue, le sentiment d’oppression grandit, tandis que se noue le drame pour s’achever dans un superbe noir et blanc, sobre et pudique, d’une infinie beauté.
Michel Gondry a fait les bons choix, notamment celui de décontextualiser l’époque en détournant des objets qui étaient à l’avant-garde dans les années 70, un peu comme Terry Giliam dans Brazil (1985), ou de privilégier les effets spéciaux simples et mécaniques à l’ancienne,en stop motion et cartons pates, aux effets numériques. De même, il demeure très fidèle aux descriptions des objets (le car de police avec « une multitude de pieds vibratiles »), des lieux (l’appartement de Colin) ou des costumes (la robe d’Isis, « la grille en fer forgée formant l’empiècement du dos »); au-delà, il a été surtout inspiré par l’esprit du livre, avec par exemple l’introduction de l’atelier (tourné dans la salle du comité central du P.C. bâtie par Oscar Niemeyer) où s’écrit le livre sur des machines à écrire qui glissent sur des tapis roulants. Le spectateur plonge ainsi véritablement dans le surréalisme. Le conceptualisme est poussé aux limites de l’imaginaire : l’univers est riche et plein de vie, la danse réinventée, Ellington ressuscité. On retrouve le pianococktail, l’arrache-cœur, l’idée d’un matérialisme bienfaisant, la philosophie sartrienne mais aussi toutes les réflexions sociales de Boris Vian : la critique de l’église ou de l’exploitation dans les scènes de travail à l’usine, celle des (1936) avec Chaplin. Le plan formel est très travaillé (perspective pour la souris, des cordes se substituent en faisceaux de lumière). Un écho au second film de Gondry, est palpable à travers les prises de vue sous-marine avec vidéo-projection en guise de fond d’incrustation, la personnification de la sonnette en araignée (dans La Science des Rêves, un rasoir électrique). La différence est dans l’énergie : alors que La Science des Rêves suit un rythme plutôt monotone et joue sur l’intime,L’Écume des Jours est un véritable feu d’artifice plein d’expressivité. La photographie est très belle, la mise en scène excellente, la bande-son très variée et adaptée à l’émotion de chaque séquence. D’une inventivité visuelle et narrative folle, ce cinéma de visions est d’autant plus troublant qu’il est orchestré avec une apparente simplicité et rend palpable sur grand écran la poésie, l’humour et le romantisme de l’œuvre de Boris Vian.
La réussite de ce film est en également en grande partie due à un casting judicieux, même si les acteurs sont un peu plus âgés que les personnages du livre : Audrey Tautou, douce et candide incarne une Chloé aussi fragile et touchante que dans le livre. Romain Duris fait un bon Colin, naïf et insouciant. Omar Sy est impeccable en cuisinier de Colin au langage sophistiqué, à la posture distinguée et relativement froide, tout comme Gad Elmaleh, en fan pathétique de Jean-Sol Partre. Une mention spéciale aux personnages secondaires : Aissa Maiga, juste dans son interprétation ou Charlotte Le Bon, pleine de charme; Sacha Bourdo est parfait dans le rôle de la souris et en donne une interprétation sans caricature et tout en douceur ; on notera également la folie froide d’Alain Chabat et le stoïcisme de Philippe Torreton, parfait en Jean-Sol Partre. Dans ce casting, il y a des stars en effet. Toutefois, Gondry ne fait aucune concession à but commercial à l’univers surréaliste qu’il retranscrit parfaitement, à sa manière. Tout comme Boris Vian s’est efforcé dans son livre de ne pas développer ses personnages, Gondry dirige subtilement ses acteurs et leur laisse le temps de s’identifier d’une manière ou d’une autre à leur rôle, apporter leur propre touche au livre, pour le rendre encore plus subjectif. Il est donc normal que les objets soient plus mis en valeur que les acteurs puisque c’est Vian lui-même qui l’a voulu : dans le roman, les personnages sont sous-représentés par rapport aux objets. Les quelques libertés prises par le réalisateur s’intègrent parfaitement à l’histoire, notamment au niveau de l’humour absurde et subtil.
Évidemment, comment rendre en images ce que l’imagination construit à la lecture ? Si certains spectateurs reprocheront un déséquilibre entre esthétisme et émotion, un manque de linéarité, Gondry réalise encore une fois un film dans un style qui lui est propre. Il reste très fidèle aux idées transmises par Boris Vian, pourtant tant dénigrées il y a cinquante ans. Le spectateur s’attache tout de même aux personnages, et ainsi Gondry, notamment dans sa mise en scène dense et poétique,rend un très grand hommage à tous les cinémas et procédés littéraires surréalistes possibles. L’Écume des jours est vraiment un film unique en son genre. Gondry retourne à son cinéma d’origine, le cinéma qu’il affectionne tant, celui de Soyez sympas, rembobinez (2008), et s’éloigne des sirènes hollywoodiennes, des productions formatées, comme celle du Green Hornet (2011). Le spectateur ressort de la salle, bousculé par l’univers surréaliste empreint de sensibilité poétique, véritable explosion de visuel. C’est comme un rêve éveillé. À la sortie de la salle, le spectateur rêvera peut-être de retrouver les danseurs de Bigle-moi, des nuages tirés par un grutier solitaire ou des véhicules marchants dans les rues… L’écume des jours sonne alors comme une foi retrouvée au cinéma originel. Cette adaptation improbable, pouvant déranger ou décevoir, restera quoi qu’il en soit, une œuvre majeure de la carrière de Michel Gondry. A conseiller à un public cinéphile averti.
Fiche technique : L’Écume des jours
Titre anglophone international : Mood Indigo
Réalisation : Michel Gondry
Scénario : Luc Bossi et Michel Gondry, d’après L’Écume des jours de Boris Vian
Casting : Romain Duris, Audrey Tautou, Gad Elmaleh, Omar Sy…
Musique : Étienne Charry
Photographie : Christophe Beaucarne
Montage : Marie-Charlotte Moreau
Décors : Stéphane Rozenbaum
Costumes : Florence Fontaine
Sociétés de production : Brio Films, SCOPE Invest, Scope Pictures
Distribution : Studiocanal (France)
Pays d’origine : France
Budget : 19 000 000 €
Genre : comédie dramatique
Durée : 125 minutes
[i] Rappelons tout de même qu’il y avait eu une première adaptation ciné en 1968 (avec Jacques Perrin)
[ii] Déjà, la bande-annonce sent l’onirisme, la poésie, la fraicheur qui manque à la production française de ces derniers temps.