Ben Wheatley est le fils prodige du cinéma britannique, qui s’est très vite imposé comme un petit génie à suivre de près après son deuxième film , le brillant Kill List. Depuis, il tente de trouver sa voie dans un cinéma retors et subversif essayant un peu trop de réitérer le succès de son film culte, en exploitant les mêmes artifices, mais en vain. Son cinéma tourne un peu en rond avec ses deux derniers films, et on peut craindre que dans sa volonté d’adapter pour son dernier né le roman de J. G. Ballard, High-Rise, il cède aux même travers au risque de se répéter.
Synopsis : 1975. Le Dr Robert Laing (Tom Hiddleston), en quête d’anonymat, emménage près de Londres dans un nouvel appartement d’une tour à peine achevée; mais il va vite découvrir que ses voisins, obsédés par une étrange rivalité, n’ont pas l’intention de le laisser en paix…
Ascenseur social
Toujours accompagné de sa femme Amy Jump au scénario, il semble rester dans sa zone de confort, affichant clairement ses influences telles que Stanley Kubrick ou encore David Cronenberg, les maîtres de la subversion. Il livre un film qui a ses défauts mais qui dans sa volonté d’aller de l’avant marque un tournant dans sa filmographie. Ben Wheatley semble avoir légèrement appris de ses erreurs et passe à la vitesse supérieure.
Au niveau de son scénario, le film restera très proche du roman qu’il adapte. Surtout dans sa volonté de ne laisser aucune clé de lecture à son spectateur, le perdant volontairement au milieu du chaos. La structure du film est brillante et d’une densité folle. Divisé en trois actes, avec un premier qui symbolise la lutte des classes, un deuxième sur leur homogénéisation et un dernier sur le besoin inconscient d’ordre dans le chaos. Chacun de ces actes est composé de scènes aux genres différents pour créer un tout volontairement chaotique et insaisissable. Wheatley a toujours aimé partir d’un genre spécifique pour aboutir à un autre, comme lorsqu’il commence Kill List comme un polar pour ensuite le faire basculer dans l’horreur. Ici il va plus loin dans son approche en brassant tellement de genres au sein de la même œuvre pour qu’aucun ne se démarque vraiment, une scène pouvant être écrite comme une comédie assez légère pour ensuite basculer dans le thriller avant de repasser par l’absurde ou l’horreur. Il se sert de tous ces paramètres humains pour créer quelque chose qui part dans tous les sens, arrivant à imposer une sensation de foutoir sans pour autant donner l’impression de quelque chose qui n’est pas sous contrôle. Il trouve le juste dosage entre l’incontrôlé qui est nécessaire au chaos mais aussi la maîtrise qui est indispensable pour ne pas perdre l’attention de son spectateur. Un équilibre miraculeux que beaucoup n’auraient pas su obtenir. Le récit est aussi admirable dans sa manière de traiter les évidences avec peu de subtilité, notamment la lutte des classes qui est un thème tellement utilisé au cinéma qu’il le traite ici avec une lourdeur apparente pour appuyer le fait que ce n’est pas ce qui l’intéresse. Au travers de son manque de subtilité dans ce domaine, il fait passer avec finesse un sous-texte bien plus audacieux et intelligent, ce qui crée un paradoxe déstabilisant mais absolument génial. Au final ce qui l’intéresse n’est pas le rapport de force entre les riches et les pauvres, mais la nature de l’homme, qui, peu importe son rang social, parvient à se complaire et s’enivrer dans la violence, la domination et la contradiction.
Ici l’homme cherche à se dépasser, à aspirer à mieux ou à dominer son prochain. Que ce soit traduit par le projet fou de l’architecte qui construit les tours ou par la profession du personnage principal, tout met en évidence l’aspect paradoxal de la condition humaine et des limites de son esprit. Vouloir construire un lieu homogène et égalitaire mais en faire un bâtiment vertical qui sépare les classes sociales par des étages et qui range dans des cases est quelque chose de contradictoire, comme vouloir étudier et enseigner l’étude du cerveau alors que l’on ne comprend rien de son fonctionnement. Le film pose beaucoup de parallèles sur les choses et leurs inverses montrant tout le ridicule du genre humain qui cherche l’égalité à travers l’envie de se faire meilleur que les autres. Et lorsqu’une homogénéité se trouve dans le chaos, qui octroie un système plus égalitaire, elle n’est que temporaire. Il souligne bien l’harmonie engendrée par la frénésie à travers une formidable utilisation de la barrière de la langue au sein de deux passages faisant usage du français où malgré des langues différentes les personnages parviennent à se comprendre en plein chaos alors que ce n’était pas le cas avant. Mais l’égalité n’est qu’illusoire car l’homme ne s’y résout pas, cherchant à trouver inconsciemment un certain ordre en érigeant de nouvelles barrières entre les gens par la domination, ce qui touche ici plus particulièrement les femmes. Personne ne se juge par l’égalité d’être des êtres humains, vivants et aimant les mêmes choses mais se juge par la différence de leurs sexes, de leurs orientations ou de leurs rangs sociaux. Tout le monde voit son prochain comme un moyen ou un objet qu’il peut utiliser, échanger et dégrader à sa guise, car un homme en voit toujours un autre comme son inférieur. Ils se veulent être des hommes de progrès mais sont pourtant des êtres régressifs, soulignant l’aspect rétro-futuriste de l’oeuvre. Dans un monde qui évolue vite, l’homme s’impose par sa volonté à faire marche arrière, qui dans ses envies de progrès cède à ses bas instincts pour le mener inexorablement à sa chute et appuie le côté méta du film. Car se passant en 1995 il nous renvoie en arrière, notamment en se clôturant sur un discours de Margaret Thatcher qui prend ici un double sens car comme le récit il semble être dépassé mais parvient quand même à trouver un écho dans notre monde actuel. Un monde qui malgré ses progrès se tourne encore vers son passé, comme si tout était mieux avant, continuant à vivre sous des règles qu’il tente pourtant d’abolir mais finit par les perpétuer. Construisant son progrès sur les fondations d’une époque obsolète, par automatisme ou conditionnement sociétal, alors que celle-ci est loin d’être parfaite mais confère un sentiment de nostalgie et de sécurité. On retrouve cela dans le monde d’aujourd’hui, où l’on se sert de nouvelles choses, comme par exemple les réseaux sociaux, pour accentuer de vieilles manies comme la pensée de groupe et l’effet de foule, qui dans sa bien-pensance et ses envies extrêmes de tolérance véhicule parfois la violence et l’intolérance dans ce qui devient une véritable chasse aux sorcières de ce que le groupe juge contraire à lui, toujours en étant convaincu de son bon droit. Une chose qui prend toute sa dimension à travers le film, qui symbolise cet état de fait de manière littérale, et qui dans son extrême densité souligne le paradoxe des choses avec une rare justesse. Parfois le bien est le mal tout comme la vertu peut être un péché.
Ce qui amène au dernier aspect du film, sa connotation biblique : la croyance à un haut lieu, à un architecte etc. Il va même faire de son trio principal, une trinité où s’affrontent le père, le fils et le saint esprit, sans que les rôles soient pleinement définis, les personnages changeant de visage selon les scènes, faisant ainsi évoluer les rapports de force. Une aura prophétique se dégage alors de l’ensemble et sonne comme une critique acerbe de l’homme, de ses créations et de ses croyances, les deux choses étant étroitement liées car elles sont toutes deux vouées à dépasser leur créateur et à causer sa perte. Le film prend alors la forme d’une vaste parabole emplie de métaphores sur la croyance , le passé qui est voué à être le futur et sur tous les aspects humains et ses dimensions. On a parfois une sensation de trop, ce qui est son principal défaut. Il va parfois trop loin dans ses envies de subversions tombant dans un ridicule nauséabond, notamment dans un dernier tiers moins maîtrisé empreint de mauvais goût, et il manque parfois de subtilité dans ses approches narratives quand bien même cela sert la symbolique. On regrettera aussi le fait que le film décide de s’ouvrir de manière trop classique, avec une vision du futur avant de raconter son récit comme un immense flashback, même si ça marque les intentions de l’oeuvre c’est assez maladroit et pas des plus judicieux. Mais malgré ses quelques défauts, on reste admiratif devant la manière très perfectionniste que le cinéaste à de ne pas céder à la facilité dans son propos et dans sa dimension paradoxale en faisant preuve d’audace et de virtuosité dans le traitement des thématiques.
Le casting est excellent et se donne corps et âme pour accentuer la frénésie ambiante. Luke Evans est celui qui impressionne le plus dans ce domaine, offrant une prestation fiévreuse et pleine de nuances d’où se dégagent fureur et mélancolie. Tom Hiddleston est absolument impeccable, mais plus mesuré dans sa prestation : ayant hérité du personnage le plus froid du film, il garde une distance émotionnelle avec les événements. Mais il est d’une justesse incroyable arrivant à offrir une performance pleine de justesse mais aussi de faux-semblants, car son personnage masque ses émotions mais les fait exploser à certains moments, exposant la dimension de jeu de l’acteur et son immense charisme. Jeremy Irons vient compléter ce trio principal, il est très bon et donne un aspect plus calme et plus tragique à l’oeuvre. Les trois acteurs sont accompagnés par des seconds rôles tout aussi convaincants et on retiendra surtout Sienna Miller, excellente d’intensité, et James Purefoy, complètement délirant dans un personnage aussi malsain que loufoque.
La réalisation est superbe que ce soit dans son montage qui s’évertue à nous perdre au sein de cet immeuble, assurant un rythme effréné faisant du chaos une fête en perpétuel recommencement, accentué par une photographie léchée et enivrante : froide et sèche lors des passages en dehors de l’immeuble pour en donner un côté désincarné , elle se montre plus esthétisante et rassurante lors des moments dans l’immeuble, même lorsque tout s’effondre. Constituant une ambiance particulière, comme si les événements étaient en suspendu hors du temps, à mi-chemin entre le rêve et le cauchemar. La musique reste aussi dans cette optique d’hétérogénéité. Passant d’un registre à l’autre selon les scènes sans liens logiques mais qui même si diamétralement opposés, lorsqu’ils sont mis bout à bout forment un tout cohérent, à l’image même des intentions du film. La musique est d’ailleurs mémorable, que ce soit les brillantes compositions d’ambiances de Clint Mansell ou les morceaux « traditionnels » comme l’excellente reprise par Portishead de SOS d’ABBA . La mise en scène de Ben Wheatley est virtuose dans sa manière de gérer les différentes ambiances et les genres, en arrivant à offrir quelques gags visuels savoureux tout en plongeant dans des moments plus allégoriques et abstraits et en passant par des moments plus brutes à la violence sèche. Constamment en évolution, il filme le chaos sous différents angles et dans différentes tonalités, offrant des idées de mise en scène bien pensée et des fulgurances visuelles qui imprègnent la rétine comme la chute d’un homme en slow motion, des effets de miroirs astucieux ou encore un passage somptueux en kaléidoscope. Il y a un travail vraiment ambitieux sur les cadrages et les couleurs, faisant du film le plus du beau du cinéaste, qui utilise la symbolique de manière habile et qui parvient à se renouveler dans ses effets, quitte à parfois en faire un peu trop.
High-Rise est donc un très bon film. Mais qui malgré sa prouesse de renouveler des thématiques éprouvées tout en parvenant à bien retranscrire le paradoxe de l’esprit humain, en fait parfois trop dans ses effets au point de naviguer avec le mauvais goût finissant par décevoir sur son dernier tiers. Ben Wheatley est clairement un cinéaste intelligent, peut être même trop pour son propre bien, car en se concentrant trop sur sa symbolique il néglige parfois sa narration, qui finit par céder à certaines facilités, ou qui peut se montrer obscur dans la caractérisation de ses personnages ou bien trop détaché d’eux. Néanmoins la réussite du film est bien là. Soutenu par un excellent casting, une mise en scène virtuose qui est techniquement impeccable et accompagné d’une musique sensationnelle ainsi que d’un aspect symbolique brillant et incroyablement bien tenu malgré son côté retors et très dense. Wheatley signe donc son meilleur film depuis Kill List, même si il ne réitère pas l’impact et la folie de ce dernier, il parvient à aller de l’avant au sein de son cinéma et propose quelque chose de différent tout en étant dans la suite logique de ses précédentes œuvres. On est maintenant encore plus curieux de ce qu’il peut nous réserver par la suite.
High-Rise : Bande annonce
High-Rise : Fiche technique
Réalisateur : Ben Wheatley
Scénario : Amy Jump, d’après I.G.H. de J. G. Ballard
Interprétation: Tom Hiddleston (le Dr Robert Laing), Luke Evans (Richard Wilder), Jeremy Irons (Anthony Royal), Sienna Miller (Charlotte Melville), Elisabeth Moss (Helen Wilder), James Purefoy (Pangbourne)…
Image: Laurie Rose
Montage: Amy Jump et Ben Wheatley
Musique: Clint Mansell
Costumes : Odile Dicks-Mireaux
Décor : Mark Tildesley
Producteur : Jeremy Thomas
Société de production : Recorded Picture Company
Distributeur : The Jokers
Durée : 119 minutes
Genre: Thriller
Date de sortie : 6 avril 2016
Royaume-Uni – 2016