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Docteur Jekyll et Mr. Hyde au cinéma

Publié en 1886, L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde est un court roman qui, par sa représentation d’une humanité tiraillée entre le bien et le mal, l’altruisme et l’orgueil, la douceur et la violence, la bestialité et la civilisation, a rapidement atteint un statut de parabole universelle. Le cinéma s’en est vite emparé. Nous revenons ici sur quelques adaptations, dont les plus célèbres, pour comparer leur représentation de l’histoire.

Voici le corpus de films étudiés, dans l’ordre chronologique :
_ Docteur Jekyll et M. Hyde, de John S. Robertson, avec John Barrymore, Charles Lane et Martha Mansfield (1920, muet, N&B, 80 minutes)
_ Docteur Jekyll et M. Hyde, de Rouben Mamoulian, avec Fredric March, Miriam Hopkins, Rose Hobart (1931, N&B, 95 minutes)
_ Docteur Jekyll et M. Hyde, de Victor Fleming, avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman, Lana Turner, Donald Crisp (1941, N&B, 110 minutes)
_ Les Deux visages du Dr. Jekyll (The two faces of Dr. Jekyll), de Terence Fisher, avec Paul Massie, Dawn Adams, Christopher Lee (1960, couleurs, production Hammer films, 85 minutes)
_ Mary Reilly, de Stephen Frears, d’après le roman de Valerie Martin, avec Julia Roberts, John Malkovich (1996, couleurs, 106 minutes)

Organisation du récit

Il est possible d’affirmer que le roman de Robert Louis Stevenson est victime de son succès. Son récit est basé sur le suspense concernant l’identité d’Edward Hyde et son rapport avec Henry Jekyll. Le roman prend la forme d’une enquête menée par le notaire Utterson, surpris par l’existence d’un testament du docteur Jekyll qui lègue tout ce qu’il possède à Edward Hyde. Ce n’est que lors du dernier chapitre que l’on apprend l’existence des expériences menées par le médecin et leurs terribles conséquences.

De nos jours, étant donné la célébrité de cette histoire, ce suspense n’a plus lieu d’être. Les films vont donc suivre une autre voie et dérouler à l’écran l’histoire des expériences du docteur Jekyll.

Lorsque commencent la majorité des films étudiés, Jekyll a déjà commencé ses recherches. Seule l’adaptation de 1920 nous montre comment l’idée même de séparer le bien du mal en chaque individu lui est venue à l’esprit, lorsqu’une connaissance le tente en l’entraînant dans un lieu mal famé.

Cette adaptation muette, signée John S. Robertson, se révèle fidèle en de nombreux détails : il s’agit du seul des films étudiés qui mentionne le testament de Jekyll (si important dans le roman puisqu’il est le déclencheur de l’action) ; il montre aussi comment le docteur, désespéré, envoie son serviteur Poole chercher dans tout Londres les éléments chimiques indispensables à la fabrication de son produit, et qu’il ne trouve nulle part. C’est aussi l’un des deux films (avec Mary Reilly, dans lequel la scène est cependant elliptique) où l’on retrouve le personnage du notaire Utterson, ainsi que la scène, placée à l’ouverture du roman, lors de laquelle Hyde écrase un enfant et se retrouve obligé de payer des dédommagements aux parents.

Au niveau de l’organisation du récit, il faut noter que les films de Rouben Mamoulian (1931) et Victor Fleming (1941) ont un schéma narratif exactement similaire, au point qu’il est possible d’affirmer que le film de Fleming est plutôt un remake de celui de Mamoulian qu’une nouvelle adaptation du roman. Événements identiques, personnages identiques, et surtout les mêmes inventions par rapport au roman : la seule différence entre les deux films s’appelle Code Hays. Le fameux code de bonne morale qui régissait la production cinématographique américaine était entré en vigueur le 1er juillet 1934, et la différence se ressent : le film de Mamoulian est beaucoup plus libre, violent, sensuel, alors que celui de Fleming est édulcoré, aseptisé (et pour être sûr que le spectateur ne perde pas de vue la bonne morale, les scénaristes ont même créé de toutes pièces un personnage de prêtre qui rappelle la bonne parole…).

Henry Jekyll

Le personnage du Docteur Jekyll est présenté toujours plus ou moins de la même façon : il s’agit d’un médecin réputé, philanthrope et dont les recherches sont contestées. Tous les films nous le montrent tellement affairé dans le dispensaire qu’il dirige qu’il n’a plus le temps de s’occuper d’autre chose (et bien souvent délaisse sa brave et douce fiancée). Dans le film de Terence Fisher, il s’occupe d’enfants, alors que dans les adaptations de Mamoulian et Fleming il vole au secours d’une femme des bas quartiers qui a été maltraitée.

L’un des personnages secondaires du roman que l’on retrouve le plus dans les films est le docteur Lanyon, qui sert d’antagoniste à Jekyll dans ses recherches. La présence de Lanyon permet des débats sur les pratiques médicales et nous offre des amorces de réflexions épistémologiques et éthiques. L’être humain, l’esprit humain surtout, est-il un sujet d’expérience comme un autre ? Est-il possible, et même souhaitable, de séparer le bien du mal ? Lanyon offre un contrepoint moral aux recherches de Jekyll.

Mr. Hyde : transformation et maquillage

Dans chaque film, le point d’orgue, le moment attendu avec impatience (et souvent celui dont on se souvient le mieux) est la scène de transformation de Jekyll en Hyde. Là, plusieurs partis-pris s’offrent aux réalisateurs. Mamoulian et Fleming optent pour un Hyde monstrueux ; l’acteur principal (respectivement Fredric March et Spencer Tracy) est affublé de maquillage et de prothèses pour rendre Hyde plus impressionnant. Généralement, la première transformation est suivie d’un suspense : on ne montre pas Hyde tout de suite, histoire de capitaliser sur l’attente du spectateur.

Cependant, le roman ne présente pas Edward Hyde comme physiquement monstrueux. Il a une figure humaine normale ; il est plus petit que Jekyll (le docteur offre d’ailleurs une explication psychologique à ce fait), et surtout son visage inspire, de façon inexplicable, le dégoût et la haine. L’allure de Hyde est forcément différente de celle de Jekyll (ce qui pourrait, à la limite, presque justifier l’emploi de deux acteurs différents), sinon Utterson ou Lanyon auraient reconnu leur ami, mais il n’est pas décrit comme un monstre.

Le film de John S. Robertson n’emploie pas une débauche de maquillage : lorsqu’il est Hyde, John Barrymore arbore un visage grimaçant qui, au début, peut paraître un peu ridicule, mais qui finalement est efficace. Le Hyde de 1920 est bel et bien inspiré de Jekyll tout en étant méconnaissable, et dégage une impression malsaine.

Dans le film de Terence Fisher, Hyde est, au contraire, plus séduisant, plus charismatique que Jekyll. L’acteur, Paul Massie, arbore une barbe et des yeux marrons lorsqu’il est Jekyll, et se retrouve imberbe et les yeux bleus en Hyde. Mais surtout, le personnage malfaisant, lors de sa première apparition publique, est désigné comme séduisant.

Figure du double

C’est surtout par ses actions que Hyde se révèle monstrueux. Il se présente comme l’exact opposé de Jekyll : là où le docteur est altruiste, doux et généreux, son double maléfique est violent et égoïste. Les films se construisent alors sur une dualité qui reflète celle du personnage principal.

C’est d’abord un Londres double : celui de la bonne société et des quartiers chics d’un côté, et celle des bas-fonds mal famés, des cabarets enfumés et mal fréquentés de l’autre.

Double aussi est le logement de Henry Jekyll : d’un côté l’habitation, typique de la haute société victorienne, claire, lumineuse et spacieuse, parfaitement organisée et rangée ; de l’autre le laboratoire, repère de Hyde, lieu sombre, désorganisé, lieu aussi des transformations, palais des douleurs.

C’est aussi la dualité des figures féminines. Dans les films de John S. Robertson, Rouben Mamoulian et Victor Fleming, Jekyll est fiancé à une jeune femme de la bonne société alors que Hyde va fréquenter une femme des bas-fonds (présentée plus ou moins nettement comme une prostituée).

Dans le film de Terence Fisher, il est possible de trouver que le seul personnage féminin est double lui aussi. Jekyll est marié, et sa femme prend toutes les apparences de l’épouse modèle lorsqu’elle est au foyer. Mais en réalité, non seulement elle trompe son mari, mais en plus elle manigance avec son amant, Paul Allen (interprété par le génial et indispensable Christopher Lee), la ruine de son époux. Là où les autres films présentaient deux personnages féminins monolithiques, le film britannique propose un seul personnage, mais double.

Jekyll, Hyde et les femmes

Absents du roman, les personnages féminins sont des inventions des films, et se retrouvent vite au centre de l’histoire. Les trois films américains présentent une situation identique : Henry Jekyll est fiancé, mais son futur beau-père s’oppose au mariage, ne faisant pas confiance au docteur. Cette situation sort aux scénaristes à expliquer l’une des énigmes du roman.

Dans le livre de Stevenson, on voit Edward Hyde tuer à coups de canne un certain sir Danvers Carew. Si Carew est présenté comme une figure importante et respectée, on ne sait pas pourquoi Hyde s’acharne sur lui. Les films de Robertson, Mamoulian et Fleming apportent une explication : sir Danvers Carew serait le beau-père récalcitrant de Jekyll. Un beau-père dont l’opposition énerve souvent Jekyll : on voit même le docteur choisir délibérément de se réfugier en Hyde pour exprimer la colère qu’il ressent face à cette situation.

D’une façon plus poussée, dans Les deux visages du Dr Jekyll, Hyde apparaît presque comme un vengeur qui vient régler le problème adultérin rencontré par Jekyll. Là où le docteur est un mari naïf et aveugle, c’est son double qui découvre l’adultère et la manipulation et qui cherche à sauver l’honneur de Jekyll.

Le cas Mary Reilly

Le film Mary Reilly, réalisé par Stephen Frears et sorti en 1996, n’est pas une adaptation directe du roman de Robert Louis Stevenson, mais d’un roman de Valerie Martin ; c’est une adaptation par la bande, pourrait-on dire. Cela ne l’empêche pas d’être une évocation fidèle du roman, dont des épisodes importants sont représentés, comme la première agression commise par Hyde sur un enfant ou le meurtre de sir Carew (ici présenté comme un ami et camarade d’études de Jekyll, et un personnage débauché, interprété par l’excellent Ciarán Hinds).

Le film introduit le personnage de Mary Reilly, femme de chambre du docteur Jekyll, qui sera témoin des événements. Frears en profite pour reprendre des thèmes majeurs du roman, comme la dualité de l’esprit humain. Il approfondit le personnage de Jekyll et en fait un être bon mais maladif qui cherchait un remède à son mal. Un être psychologiquement affaibli et rejetant l’idée que l’humain puisse être tiraillé entre plusieurs tendances moralement opposées. Les propos du docteur sur ses expériences sont d’ailleurs ambigus : il dit qu’il s’agit de libérer la partie bestiale en lui. Le but est de séparer l’animal du civilisé, pour que le premier puisse accomplir tout ce qu’il veut sans être gêné par les regrets et les tergiversations morales du second.

La dualité est également à l’honneur. Au caractère double de l’être humain répond celui du logement et de la ville, comme dans les autres films (lors d’une scène passionnante, Hyde promène Mary dans les bas-fonds de Londres dont les escaliers sont inondés de sang, et lui fait remarquer que l’abattoir et l’hôpital partagent les deux trottoirs de la même rue, figurant symboliquement ce partage entre humanité et bestialité).

L’originalité du film provient de l’attirance qui se joue entre Jekyll, Hyde et Mary. Jekyll s’intéresse à sa servante comme à un sujet d’expérience : il discute avec elle car son enfance illustre son propos sur la dualité humaine. Mary, un peu naïve, idéalise son maître et s’imagine déjà avec lui : Frears nous entraîne alors sur le chemin de la romance entre maître et femme de chambre, terrain balisé avec lequel le cinéaste saura jouer habilement avant de s’en extraire pour aller dans une autre direction : celle de l’attirance sexuelle.

Car dans ce film, Hyde représente avant tout le désir sexuel (pas uniquement, bien sûr : il est violent, c’est un criminel monstrueux, qui peut préfigurer Jack L’Eventreur, dont les crimes se déroulèrent deux ans après la parution du roman de Stevenson). Et connaître les crimes du personnage n’empêche pas Mary de fantasmer sur lui, bien au contraire semble-t-il : Hyde, c’est le charme du mal. Le film prend alors une tournure vénéneuse originale et de toute beauté.

Le jeu de John Malkovich, qui assume ici le double rôle, est pour beaucoup dans cette réussite. Il parvient à incarner un Hyde qui n’est pas physiquement monstrueux (pas de maquillage surchargé pour rendre le personnage odieux), mais d’une grande bestialité. Hyde est ici un animal (il affirme pouvoir sentir, au sens olfactif, l’excitation sexuelle de Mary). Et ses crimes sont aussi ignobles que cyniques (voir la façon qu’il a de jouer avec Mary et la tête d’une de ses victimes).

Cela permet à Stephen Frears de s’aventurer sur des terres cinématographiques qu’il n’avait pas encore abordées jusque là, le cinéma d’horreur. Mary Reilly est sans doute une des versions les plus sanguinolentes et malsaines de l’histoire. Et une belle réussite.

Bien d’autres adaptations sont sorties, évidemment. L’histoire a été féminisée (Dr Jekyll et Sister Hyde, de Roy Ward Baker, 1971 ; Dr Jekyll et Ms Hyde, de David Price, 1995 ; Madame Hyde, de Serge Bozon, avec Isabelle Huppert, 2017) et même parodiée (deux nigauds contre le Dr Jekyll et Mr Hyde, avec Abbott et Costello, en 1953, et le fameux Docteur Jerry et Mr Love, de et avec Jerry Lewis, 1963), autant de preuves de la vitalité d’une figure mythique qui a marqué la création artistique contemporaine.