Avec ce septième épisode de la série Julius Corentin Acquefacques prisonnier des rêves, Marc-Antoine Mathieu montre que son imagination ne connaît pas de limite. Toujours inspiré par les possibilités du médium BD, il trouve le moyen de proposer encore du nouveau. Incroyable et éblouissant.
Julius Corentin Acquefacques rêve, on le sait. Son voisin Hilarion en fait autant. De plus, chacun rêve de l’autre. Dans ces conditions, comment déterminer lequel squatte le rêve de l’autre ? À moins que l’un rêve de l’autre en train de rêver. Bref, nous voici d’emblée avec une situation vertigineuse propre à inspirer le dessinateur. Mais il ne s’agit que d’une mise en train avant d’attaquer ce qui, ici, intéresse vraiment le dessinateur.
Le zéro et l’infini
Après avoir joué avec la perception entre rêve et réalité, le dessinateur s’intéresse à la relativité des choses. D’abord, il joue avec la relativité de la taille des personnes et des objets, nous entraînant dans le musée du professeur Igor Ouffe, plutôt à l’aise dans son rôle de démiurge. Très intéressé par le lien entre mathématiques et physique, voici les personnages expérimentant à leur corps défendant l’infiniment petit et l’infiniment grand. Du coup, la notion d’infini se trouve au centre du questionnement et le dessinateur aborde le sujet lui permettant de faire le lien entre son obsession de l’expérimentation des possibilités du médium BD, son intérêt pour les théories pointues ainsi que ses connaissances scientifiques, le tout agrémenté par son étonnante capacité à enchaîner les jeux de mots subtils, parfois en suggérant des références (littéraires par exemple).
Une BD hors normes
Tout cela pour arriver sur deux moments-clés dans cet album où Marc-Antoine Mathieu montre jusqu’à quel point (pour l’instant) il peut aller au-delà de ce que les amateurs (amatrices) de BD explorent régulièrement. On imagine le défi pour l’éditeur et l’imprimeur et surtout on admire le fait que tout cela est loin d’être gratuit (au-delà du prix de vente de la BD bien entendu). À vrai dire, Marc-Antoine Mathieu nous donne le vertige en explorant cette notion d’infini qui s’avère si théorique qu’elle reste difficilement assimilable pour le cerveau humain (qui l’a pourtant conçue). En effet, que penser par exemple du fait qu’on considère que l’univers serait infini ? Cela voudrait-il dire qu’en s’éloignant de la Terre pour suivre une ligne droite (infinie par définition), on pourrait poursuivre l’exploration éternellement ? Doit-on alors considérer qu’il comprend un nombre infini d’étoiles et de planètes, tous astres constitués de matière ? Dans ces conditions, faut-il considérer que la masse de matière dans l’univers serait elle aussi infinie ? Comment se représenter un tel concept ? On arrive à la limite de compréhension du commun des mortels. D’un autre côté, si l’univers était fini, il faudrait admettre une (ou plusieurs) extrémité(s), de quelque nature qu’elle(s) soi(en)t. Mais alors, ce serait la porte ouverte (!) pour imaginer autre chose derrière cette (ces) extrémité(s).
À moins qu’on puisse imaginer une organisation du monde où la notion de limite ne serait plus pertinente (l’illustration de couverture suggère une réflexion qui irait dans ce sens). Les scientifiques qui cherchent à vulgariser leurs investigations parlent de courbure de l’univers. Ils avancent même que pour décrire l’univers, trois dimensions et même quatre (en comptant le temps comme quatrième dimension),ne suffisent plus. Bref, Marc-Antoine Mathieu montre que la BD peut s’affranchir de normes communément admises et pratiquées, pour illustrer ce type de questionnements. Son album présente un aspect extérieur tout ce qu’il y a de plus classique, aux dimensions 32 x 23,1 cm avec des planches numérotées de « 0 » à « 45 ? » (sic) et il s’arrange à sa façon pour dépasser la façon classique de compter, histoire de montrer qu’avec les chiffres on fait ce qu’on veut (d’ailleurs, après l’ultime page numérotée, on trouve encore plusieurs planches qui complètent l’épisode).
Le (tout petit) hic, c’est que son album pourra décevoir celles et ceux qui recherchent des histoires avec péripéties plus ou moins surprenantes et originales. Dans le monde des rêves de Julius Corentin Acquefacques, les personnages se débattent surtout avec les notions très théoriques qui intéressent le dessinateur. Ceci dit, le dessin de Marc-Antoine Mathieu reste de premier ordre, avec notamment son habileté à mettre en scène la relativité des tailles et donner à voir des perspectives vertigineuses. Il ne se contente pas d’un questionnement qui peut donner le tournis, il fait en sorte qu’on le sente par sa mise en scène. C’est tout juste si on remarque qu’il s’intéresse davantage à l’architecture des lieux qu’il utilise qu’aux personnages qui les fréquentent. En d’autres termes, il accorde davantage d’importance à sa façon inimitable de présenter un monde vraiment particulier qu’aux personnages qui le peuplent. À partir du moment où on rentre dans le jeu du dessinateur, les péripéties qu’il imagine prennent toute leur originalité (leur sens) et on apprécie la fantaisie dont il fait preuve.
L’Hyperrêve, Marc-Antoine Mathieu
Delcourt, octobre 2020, 48 pages