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« La Part de l’ombre » : l’histoire oubliée de Maurice Bavaud

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le scénariste Patrice Perna, coutumier des fictions historiques, et le dessinateur Francisco Ruizgé s’appuient sur des personnages fictifs, le journaliste du Berliner Zeitung Guntram Muller et un commis au courrier dénommé Wolf Fiala, pour éclairer l’histoire méconnue de Maurice Bavaud, guillotiné en 1941 après avoir tenté d’assassiner Adolf Hitler à Munich en 1938.

Les bonds temporels de La Part de l’ombre permettent de prendre le pouls de l’Allemagne des années 1930-1950. Les premières pages de l’album nous plongent dans le cœur battant du nazisme de la fin des années 1930. Adolf Hitler parcourt les rues bavaroises lors d’un défilé militaire, sous les acclamations d’une foule en liesse. Le ressortissant suisse Maurice Bavaud se fait passer pour un reporter ; il cherche à s’installer aux premiers rangs d’un public conquis, à proximité du Führer, afin de lui ôter la vie d’un tir de revolver. À ses yeux, le dictateur national-socialiste constitue une menace inacceptable pour l’humanité. Et l’intérêt de l’album consiste précisément à comprendre comment il a pu s’en convaincre. Était-il fou ? A-t-il été manipulé par un descendant du tsar Nicolas II ? A-t-il agi au nom de principes religieux ? Participait-il à une conspiration intérieure ou extérieure ? Était-il simplement particulièrement clairvoyant ?

Cette première arche narrative précède une exposition du Berlin du milieu des années 1950. Nous voilà dans les bureaux du Berliner Zeitung, à l’est de la ville, où les journalistes sont priés de consacrer leur attention non pas au chancelier Adenauer, mais au Premier secrétaire soviétique Nikita Khrouchtchev. Il y règne un climat de paranoïa parfaitement restitué par Patrice Perna et Francisco Ruizgé. Personne n’ose évoquer la Seconde guerre mondiale et les nostalgiques du IIIe Reich. Le rédacteur en chef du journal craint que ses journalistes ne soient des agents de la Stasi prêts à le dénoncer à la moindre opportunité. Le reporter Guntram Muller confesse qu’« il n’y a plus rien d’important qui voyage par la poste depuis longtemps en RDA… » et, un peu plus tard, dans une boutade savoureuse sur le rapport bénéfices/risques du tabac, ajoute que « soit tu es dans la ligne officielle du parti, soit tu es… contre. Et dans ce cas, autant commencer à fumer ». Guntram Muller est un personnage complexe, ancien de l’Abwher, ex-policier à la criminelle ayant enquêté sur Maurice Bavaud au tout début des années 1940 et désormais journaliste s’échinant, contre l’avis de sa hiérarchie, à réhabiliter le Suisse. Pour ce faire, il prend sous son aile Wolf Fiala, un assistant affecté au courrier dont c’est le premier jour de travail, mais qui rêve déjà d’une carrière à la Albert Londres. On perçoit ici une récurrence dans l’œuvre de Patrice Perna, lui-même titulaire d’une carte de presse : le recours aux journalistes comme figures tutélaires ou moteurs du récit.

Un autre voyage dans le temps nous mène en février 1940, dans la prison de Plötzensee, à Berlin. Guntram Muller questionne Maurice Bavaud sur ses complices putatifs. La Gestapo a ses propres théories, mais Muller et les autorités judiciaires dont il dépend semblent leur accorder peu de crédit. Une chose les fait tiquer : comment un homme seul a-t-il pu approcher Hitler à plusieurs reprises ?

Qui sont Maurice Bavaud et Guntram Muller ?

Le Tribunal de première instance reconnaît Martin Bavaud coupable de tentative de meurtre avec préméditation. Nous sommes en 1955, l’accusé n’est plus là pour s’en défendre, on l’a déjà placé sur l’échafaud. C’est son père qui cherche à réhabiliter sa mémoire, avec l’appui timide de la Suisse. Il y a là deux arguments essentiels de cette bande dessinée. Il s’agit d’une part de déterminer si un assassinat au nom de principes supérieurs et universels doit être interprété par la justice selon les mêmes termes qu’un acte crapuleux. Il s’agit d’autre part de revenir sur la « neutralité suisse », un concept derrière lequel semblent se cacher des connivences, voire des ententes secrètes, entre la confédération helvète et certains belligérants, dont l’Allemagne (post-)nazie. Le scénariste Patrice Perna parvient à articuler toutes ces questions avec à-propos.

La caractérisation de Maurice Bavaud passe par une relecture de son passé : l’entrée au séminaire en octobre 1935, son placement sous l’égide de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit à Paris (des fondamentalistes religieux), son attirance possible pour son ami Marcel, descendant du tsar Nicolas II, sa participation présumée à un ordre secret visant à anéantir le communisme soviétique… Pour certains, ça ne fait pas un pli : « Bavaud aurait été manipulé par un illuminé dont il était plus ou moins amoureux… » Mais l’album ne se contente pas de cette conclusion.

Si ce récit de fiction historique fonctionne si bien, c’est aussi parce que Patrice Perna s’appuie sur le personnage imaginaire de Guntram Muller, qu’il fond adroitement dans un contexte documenté et cohérent. Son passé sombre, ses activités sous cape pour les Américains (qui l’espionnent), sa clairvoyance politique, sa relation avec Wolf Fiala apportent une dimension supplémentaire à l’album. La volonté des Soviétiques d’en faire le relais médiatique de la déstalinisation est plutôt engageante quant à la suite de ce diptyque : Muller va-t-il manipuler les Soviétiques au service des Américains, ou faire le jeu des communistes ? Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les zones d’ombre entourant Maurice Bavaud sont appelées à se dissiper dans un second tome très attendu.

La Part de l’ombre : Tuer Hitler (Tome 1), Patrice Perna et Francisco Ruizgé
Glénat, janvier 2021, 56 pages

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