Les éditions Delcourt publient Djarabane : Au petit marché des amours perdues, d’Adjim Danngar. Inspiré de l’histoire politique du Tchad, l’album met en scène Kandji, un jeune enfant rêvant de devenir peintre dans un pays soumis à des tensions militaires et une précarité permanente.
« Sarh empeste le militaire. » On y trouve aussi des groupes d’ivrognes, des chiens errants, des vendeurs de toutes sortes, une précarité aussi ardente que le soleil qui brûle le sable sur lequel marche Kandji, sept ans au début de Djarabane : Au petit marché des amours perdues. Dans un noir et blanc précis et soigné, seulement contrarié par des essais graphiques ponctuellement différenciés, Adjim Danngar narre sa ville natale, ses vulnérabilités, ses protagonistes hauts en couleur et leurs désillusions. Nous sommes en 1984, la radio recrache les dernières nouvelles du front libyen et des soldats de rang subalterne, appelés « Gobis », patrouillent dans les rues de Sarh.
Pour un enfant comme Kandji, dont le lecteur épouse le point de vue, les lieux sont à la fois vivifiants et terriblement instables. Tout le monde semble marcher sur une corde raide qui s’effiloche un peu plus jour après jour. Le régime de Hache-Hache peut s’imposer à vous sans prévenir, vous expédier à l’autre bout du pays, prendre des décisions qui vous engagent de manière irrémédiable. Pour s’évader, Kandji développe sa vie intérieure. Celle d’un artiste en germe, fasciné par un tableau (en couleurs), obnubilé par un singe qu’il désire si puissamment qu’il soudoie une petite frappe pour l’aider à le voler à son propriétaire, le peu avenant Absakine.
L’aspect autobiographique de Djarabane : Au petit marché des amours perdues ne fait aucun doute. « Allons loin de cette guerre sans nom », pourraient scander tous les personnages croisés, tant leur existence est arrimée à l’arbitraire et l’absurde. Le récit d’Adjim Danngar repose pourtant sur un espoir né dans un océan de désillusion. Kandji veut s’accomplir en tant qu’artiste. Il poursuit, obstiné, cet objectif. On veut le payer en coupes de cheveux, en chaussures, en fruits et en légumes. Il accepte ou dispose, selon les circonstances. Mais cette abnégation invite à deux réflexions, profondes : sur la vie et le statut d’artiste d’abord, sur ses conditions d’exercice dans un pays caractérisé par ses failles ensuite.
Doué de sensibilité et d’authenticité, l’album d’Adjim Danngar raconte une histoire (encore) inachevée. Celle d’un illustrateur en devenir, qui se construit peu à peu dans un monde qui s’écroule (à sa façon, parfois silencieusement, souvent insidieusement). Un rêveur a-t-il sa place dans un milieu où le désespoir affleure ? Quelle importance donner à une représentation quand tout le reste vacille ? Et pourtant, on comprend Kandji, on s’attache à lui, on partage ses espérances. Et c’est peut-être en cela que Djarabane fait sens.
Djarabane : Au petit marché des amours perdues, Adjim Danngar
Delcourt, janvier 2023, 192 pages