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« Avoir du génie ou en crever ! » : L’Œuvre, d’Emile Zola

L’Œuvre, c’est le roman sur la création artistique. Pour ce quatorzième roman du cycle des Rougon-Macquart, Zola prend exemple sur son ami d’enfance Cézanne, mais se met aussi lui-même en scène dans un livre sombre, marqué par la mort et la désillusion.

Il y a plusieurs façons d’aborder L’Œuvre, quatorzième roman des Rougon-Macquart, placé entre deux des romans les plus marquants du cycle, Germinal et La Terre.
D’un côté, on peut, bien entendu, le prendre dans l’économie du cycle de Zola. Le personnage principal ici est Claude Lantier, le frère d’Etienne (le protagoniste de Germinal) et le fils de Gervaise (de l’Assommoir); nous avons même, dans les ultimes pages du roman, une petite figuration d’Octave Mouret, cousin de Claude Lantier et protagoniste de Pot-Bouille et Au Bonheur des dames. Nous sommes là dans ce que l’on peut considérer comme une des phases les plus puissantes du cycle : une écriture forte, des images terribles, une volonté de ne rien cacher, y compris des choses les plus horribles et tristes. Comme dans les meilleurs Zola, L’Œuvre est un roman qui secoue, qui remue, dont le lecteur est dans ses petits souliers tout du long. C’est superbement écrit, mais c’est du brutal, du tragique (on le sent dès le début, que ça finira mal, et les théories pseudo-médicales qui servent de bases scientifiques au cycle romanesque laisse peu de place au doute quant à l’issue du roman).
L’Œuvre est d’abord le portrait d’un homme. Claude Lantier est avant tout un artiste, un homme qui voit le monde à travers le prisme du regard créateur. Il faut le voir, lors d’une promenade avec sa femme bien-aimée, s’arrêter brutalement, littéralement happé par une vision de la ville, voyant le monde comme une œuvre potentielle qu’il n’aurait qu’à recueillir pour le déposer sur une toile. Cette vision artistique du monde est soulignée par les extraordinaires descriptions écrites par Zola. L’auteur, par la force de ses mots, transforme les paysages en œuvres d’art. Il invoque la lumière, les ombres et les couleurs pour dessiner le monde comme une succession de sublimes tableaux. Dès le premier des douze chapitres, Zola nous montre un Paris inédit, fantomatique, presque terrifiant, éclairé à la seule lumière d’un monumental orage. Dans ces descriptions, le souci de réalisme disparaît sous le regard de l’artiste. Le prisme de la création artistique projette sur le monde la vision subjective d’un créateur. L’ensemble du monde est devenu une œuvre d’art (Proust aura parfois des pages similaires, quelques décennies plus tard).
Mais l’art, pour Claude, n’est pas seulement une façon de voir le monde. L’art est la vie entière du peintre. Claude est un personnage qui préfère les œuvres d’art à la réalité. Car cette confrontation entre le réel et sa représentation est un des thèmes majeurs du roman. Au moment du Salon qui occupe le dixième chapitre, Sandoz, l’écrivain ami de Zola, explique : avant, aucun tableau ne pouvait rivaliser avec la nature, alors que de nos jours, certains tableaux lui tiennent tête. C’est représenter la réalité de la façon la plus juste qui est en jeu ici. L’un des problèmes de Claude, surtout du grand tableau qui l’occupe pendant des années dans la dernière partie du roman, c’est de chercher à ajouter à la nature, de ne pas se contenter de la montrer mais de créer des symboles qui alourdissent l’ensemble et le rendent incompréhensible.
Les preuves du rapport compliqué qu’entretient Claude avec l’art et la réalité se trouvent symboliquement réunis dans la scène de la mort de Jacques. Le garçon meurt, et Claude, pour tout sentiment, prend une toile et peint le cadavre de son fils. Cette toile sert littéralement d’écran pour Claude : un écran placé entre lui et son fils, pour masquer la réalité et réguler l’expression de ses émotions. La tristesse de Claude n’aboutit pas à des crises de larmes comme le fait sa femme, mais à un tableau rempli de pathos.
Claude propulse ses émotions, mais aussi ses désirs, ses envies, sur les toiles. Ses tableaux sont l’expression directe de ses mouvements intérieurs. Le problème, c’est que les toiles en viennent à remplacer la réalité. Ainsi, il avoue tranquillement qu’il préfère le tableau représentant Christine, à ce que la même Christine est devenue dans la réalité. Zola emploie un vocabulaire plein de sensualité pour parler des femmes présentes dans les tableaux (là où Claude avoue lui-même que ses relations avec les femmes dans la vie réelle sont pour le moins compliquées, et qu’il n’est absolument pas attiré par elles). Ce n’est pas un hasard si, petit à petit, Christine va voir la peinture comme une concurrente amoureuse, et va développer une jalousie à son égard.

Mais l’art va petit à petit devenir pour Claude une obsession confinant à la folie. Les ultimes chapitres sont terribles : le peintre perd le sens des réalité, il est hanté par la toile que laquelle il travaille depuis des années maintenant, au point de devenir une sorte de fantôme obnubilé par le tableau. Il croit même entendre la femme à demi-peinte l’appeler. On atteint alors un sommet dans la coupure avec la réalité : tout est sacrifié sur l’autel de l’art, au nom de ce tableau synonyme de folie.

Claude est un personnage paradoxal. D’un côté, il est le génie, le précurseur, l’artiste novateur. Dans le Salon du chapitre 10, il voit à quel point il a inspiré toute une génération d’artistes. Même ceux qui le rejetaient dans le passé le suivent désormais. Sous certains aspects, il a tout réussi, allant jusqu’à transformer la peinture. Son génie transparaît très vite : ses ébauches sont superbes…
… mais il semble incapable de finir un tableau correctement. Une fois le premier jet lancé sur la toile, il gâte tout en cherchant à créer des effets, à insérer des personnages qui n’ont rien à faire là, etc. Claude est un génie et un raté à la fois. Il est rejeté, isolé, moqué, malgré son influence, ou peut-être à cause d’elle d’ailleurs : il faut voir l’attitude ambivalente de Fagerolles, qui s’est toujours considéré comme l’élève de Claude, son disciple, et qui a garde constamment comme une gêne, presque une rancune, surtout au sommet de son succès.
Au demeurant, aucun des personnages du roman ne semble avoir réussi. Si L’Œuvre est centrée autour de Claude, toute une constellation d’artistes gravite autour du peintre : l’écrivain Sandoz, l’architecte Dubuche, le peintre Fagerolles, le sculpteur Mahoudeau et plusieurs autres. Un groupe qui apparaît soudé et plein des promesses, mais aussi des intransigeances de la jeunesse au début du roman. Sur ce plan, l’Œuvre est construit sur un jeu de miroir, au deuxième chapitre répond le onzième et avant-dernier : tous les deux montrent un dîner qui réunit les amis d’enfance. La première scène montre un groupe complice partageant les mêmes préoccupations, les mêmes discours sur l’art, la même vision de la création et, pour beaucoup d’entre eux, une enfance commune. La seconde scène montre un groupe qui se déchire, qui renie son passé, qui passe son temps dans la haine mutuelle, la rancœur de n’avoir pas réussi, de n’avoir pas accompli son œuvre maîtresse, de ne pas s’être fait une place. L’échec est collectif, mais un collectif fait d’individualités désormais éparses et opposées. Seuls Sandoz et Claude restent amis.
Cette scène, terrible, s’inscrit dans tout un final marqué par le spectre de la mort, et qui occupe quasiment le dernier tiers du roman. Mort de l’enfant et mort d’un couple (mais y a-t-il vraiment eu un couple ?), mort de l’amitié, qui signe la coupure définitive avec un passé chaleureux, mort des ambitions artistiques et des rêves de grandeur, mort de la passion créatrice, etc. Même le sort réservé au tableau de Claude, exposé à un endroit où personne ne peut le voir, est pire que celui du Salon des refusés au début du roman : au moins, à ce moment-là, on le voyait, il attirait l’attention et les commentaires, alors qu’à la fin il est tout simplement inexistant, au point que même ses amis n’arrivent pas à le trouver.
Cette mort artistique est, peu ou prou, celle de quasiment tous les personnages du roman, sauf l’écrivain Sandoz. Dubuche, dont les constructions sont irréalisables, avoue qu’il a raté sa vie. La Baigneuse de Mahoudeau s’écroule et finit rapetissée, ridicule. Même ceux qui semblent connaître la réussite dissimulent mal les fêlures qui vont sous peu se transformer en gouffre.

L’Œuvre est un roman marqué aussi par une description très réaliste de la pratique de l’art. Le monde des peintres bohèmes est ici débarrassé de tout apparat romantique. L’artiste est constamment pris entre ses idées, sa volonté d’appliquer ses théories, et le monde commercial qui se nourrit sur les artistes eux-mêmes. Il y a d’un côté la volonté d’une intransigeance, d’une pureté théorique, et de l’autre la nécessité de gagner sa vie et qui aboutit souvent à des concessions dont tous ont honte. Parmi ces acteurs importants du monde de l’art, Zola met en scène la presse et les critiques, le Salon et ses jurés (qui se livrent à des tractations dans lesquelles l’esthétique n’a finalement que peu de place), les institutions officielles qui définissent ce que doit être le bon goût national, les marchands d’art, etc. L’auteur de L’Œuvre fait un tour d’horizon complet des enjeux modernes de la création artistique.
À cela s’ajoute, comme toujours chez Zola, un réalisme documentaire né d’une observation minutieuse. Les techniques employées par les peintres ou les sculpteurs sont décrites ici avec une précision rare.
Enfin, L’Œuvre est un des rares romans dans lesquels Zola intervient lui-même comme personnage. Sandoz, c’est Zola. L’écrivain ne laisse aucun doute là-dessus : ainsi, Sandoz présente son grand projet littéraire qui n’est autre que les Rougon Macquart, l’histoire d’une famille sous plusieurs générations permettant d’illustrer des théories sur la transmission de caractères, mais aussi de dresser un portrait de la France du Second Empire en mettant en lumière les différentes couches sociales du pays. À partir de là, Zola va calquer le destin du personnage sur le sien : les critiques violemment braqués contre ses romans, la célébrité et la fortune, etc. Tout concorde pour dire que Sandoz est un personnage autobiographique.
Cela ne donne que plus de valeur aux propos de Sandoz lorsqu’il parle des affres de l’écriture. À travers ce paragraphe, c’est Zola lui-même qui parle de son art :

« Le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé ma mère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans le crâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres, qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, le travail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirer une bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, je remâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis il m’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, se couche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’ai le pouvoir d’arrêter l’oeuvre en train, dont la végétation continue, jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors, je monde embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutes après l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement dit bonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avec elle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois la sensation aiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en ai un grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, de franchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que je puis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, je retombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférences et aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages du matin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée en détresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir du travail dévorateur… Non ! Non ! Plus rien n’est à moi, j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mes jours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais me contenter, l’oeuvre commencée est là qui me cloître : pas une sortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas une folie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitude est prise, j’ai fermé la porte au monde derrière moi, et j’ai jeté la clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que le travail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plus rien ! » (chapitre IX)

Même dans la réussite, le travail artistique reste brutal et envahissant. Peu de romans présentent une vision aussi sombre du processus de création artistique.