Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian publient aux éditions Anamosa l’opuscule On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Ils y décryptent les dessous d’une opération sémantique considérée comme une « sentence de mort ».
Est-il judicieux de consacrer quelque quatre-vingt pages à dix simples mots ? Si Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian répondent par l’affirmative, c’est avant tout parce que la phrase qu’ils entendent effeuiller n’a, précisément, rien de simple. Hautement connotée, faussement évidente, elle porte en sein tous les ressorts lexicaux typiques des opérations sémantiques de ceux qui en appellent à une restriction drastique de l’immigration, et a fortiori d’une extrême droite ayant fait depuis longtemps de la xénophobie son fonds de commerce.
L’ancien Premier ministre français Michel Rocard, socialiste partisan de la fameuse « deuxième gauche », s’est vu attribuer la paternité d’une formule ayant connu, au cours du temps, quelques variations mineures : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Le parti pris des auteurs consiste à segmenter cette assertion, à la déconstruire pour en analyser les différents tenants et mieux mettre en lumière leurs biais et leurs limites. Exercice sémiologique et rhétorique porteur d’affects humanistes, l’entreprise à laquelle Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian s’astreignent a l’immense mérite de rappeler, plus de soixante ans après la disparition du philologue allemand Victor Klemperer, à quel point la langue peut être manipulée à des fins partisanes.
Il n’y a pas lieu de conjecturer, puisque les auteurs énoncent parfaitement leurs desseins : « Ce que nous combattons n’est pas une raison pure mais une rationalité particulière, mêlée – pour ne pas dire asservie – à un ensemble d’affects, à commencer par la soif de pouvoir et la peur de « l’étranger ». Et ce que nous y opposons, en positif, est tout simplement une autre rationalité, nourrie de travaux scientifiques, soucieuse de véracité quant aux faits invoqués, et de cohérence logique dans les conclusions que nous en tirons, mais une rationalité qui n’en est pas moins, elle aussi, guidée par des affects. La différence et le différend résident simplement dans la nature des affects investis. »
Dix mots, mais combien de sous-entendus ?
Partant, les deux auteurs se livrent à une critique étayée et pertinente de ces dix mots – « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » – fléchés et définitifs. Ils s’attardent sur ce « on » appelé à faire masse et consensus, à amadouer, voire à diluer les responsabilités. Un « on » qui s’oppose par essence à un « eux » exclu du champ national. Ils rappellent que « ne pas pouvoir » peut être un aveu d’incapacité comme le symbole d’un manque de volonté. Et ce dernier est d’autant plus évident quand on se penche sur le récent exemple ukrainien, à mettre en parallèle avec la crise migratoire syrienne, ou quand on sait que le Liban, si fragile, accueille une proportion de réfugiés représentant 12,7 % (!) de sa population – bien plus que n’importe quel pays occidental. Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian verbalisent à quel point cet « accueillir » peut être polysémique et ce « toute », totalitaire, en plus de donner l’illusoire impression d’une invasion ou de générer confusion et caricatures. Et que dire de cette « misère » qui essentialise, victimise au point de rendre impuissant, transforme les individus en état de fait, les prive de toute possibilité d’émancipation, d’accomplissement, d’intégration, pis de toute humanité ?
Pourtant, comme le rappellent les auteurs : « D’après les tout derniers chiffres fournis par le HCR en juin 2021, sur les 82,4 millions de personnes déplacées au cours de l’année 2020, 45,9 millions (soit 55 %) ont trouvé refuge à l’intérieur de leur pays, et 36,5 millions (soit 45 %) à l’extérieur – et sur ces 36,5 millions, 73 % ont été accueillis dans un pays voisin du leur, et 86 % dans un « pays en développement ». Au final, seul·e·s 6,3 % des déplacé·e·s ont migré vers un pays riche. » Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian inscrivent aussi leur réflexion en regard de la Déclaration universelle des droits humains de 1948, de la Convention de Genève de 1951 sur le droit d’asile ou de la Convention des droits de l’enfant de 1989. Ils précisent qu’une enquête réalisée en 2015 dans 33 pays a démontré que la proportion de migrants y était systématiquement surévaluée par les sondés. Ils font état, aussi, d’études attestant que l’immigration est loin de se faire exclusivement à charge des nationaux, puisque « la proportion de jeunes adultes est nettement plus importante parmi les immigré·es, qui ont par ailleurs moins recours au système de santé (quel que soit l’âge, du fait notamment d’un retour fréquent au pays d’origine après la vie active, mais du fait aussi d’une moindre couverture par les mutuelles), et qui bénéficient enfin de pensions de retraite plus faibles (en raison de carrières professionnelles moins « complètes ») ».
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Cette affirmation se porte au crédit des quelque 700 millions d’euros annuels dépensés au titre des expulsions et des reconduites aux frontières (selon les chiffres du sociologue Damien de Blic). Mais son coût est bien plus important et protéiforme. Il s’avère à la fois philosophique, éthique et politique. « Personne ne peut ignorer durablement ces exigences morales sans finir par le payer, sous une forme ou une autre, par une inexpugnable honte. » À méditer ?
On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, Exégèse d’une sentence de mort, Jean-Charles Stevens et Pierre Tévanian
Anamosa, septembre 2022, 80 pages