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« Les Origines troubles de l’épidémiologie » : des navires négriers aux plantations esclavagistes

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Autrement publient Les Origines troubles de l’épidémiologie, de l’historien de la médecine Jim Downs. Ce dernier se penche sur les relations étroites entre l’esclavagisme, le colonialisme ou encore la traite négrière et la naissance, relativement récente, d’une discipline scientifique et médicale dont les connaissances ne cesseront de se former sur des terreaux sulfureux.

Pour les épidémiologistes en herbe, façonnant peu à peu, et souvent à grand-peine, une discipline aux contours encore indéterminés, les données et les statistiques ont toujours constitué une matière première capitale. Or, comme le rappelle abondamment Jim Downs dans Les Origines troubles de l’épidémiologie, l’Administration coloniale britannique ou les rapports militaires américains du temps de la Guerre de Sécession abondaient d’informations précieuses, en plus de découler d’un terrain propice à l’apparition et la transmission de maladies infectieuses. La promiscuité et la mauvaise ventilation des prisons indiennes ou des navires négriers, l’exploitation du corps noir à des fins vaccinales dans les plantations esclavagistes, les chaînes de transmission des maladies dans les camps militaires ou les hôpitaux de fortune ont tous contribué à l’objectivation des grandes composantes de l’épidémiologie. Entre 1756 et 1866, période étudiée dans l’ouvrage, la communauté médicale s’est appuyée sur des populations souvent vulnérabilisées, aussi diverses que les esclaves, les colonisés, les soldats ou les pèlerins, pour élaborer et tester leurs théories épidémiologiques. En ce sens, et c’est le postulat de Jim Downs, certains grands événements historiques et plusieurs mutations sociales significatives ont favorisé l’émergence et l’avancée d’idées médicales et de politiques de santé publique formalisées, sans lesquelles la gestion actuelle des épidémies apparaîtrait bien plus lacunaire. Les archives militaires et coloniales, mêlées aux enquêtes de terrain, ont ainsi donné lieu à de nouvelles méthodes d’investigation – et, notons-le, ont également servi d’assise au racisme scientifique.

Les Origines troubles de l’épidémiologie met en exergue des personnalités médicales souvent méconnues. Robert Thornton, John Howard, Arthur Holroyd, James McWilliam, Gavin Milroy, Florence Nightingale, Robert Koch ou Edmund C. Wendt prennent ainsi place parmi les dizaines de scientifiques, médecins, infirmiers, statisticiens, enquêteurs (fonctions non exclusives) ayant contribué à l’émergence et la codification de l’épidémiologie et de ses principaux éléments constitutifs. Avec pédagogie et clarté, Jim Downs narre leur récit, leurs intuitions, leurs trouvailles et la manière dont ils sont entrés en résonance avec l’objectivation des politiques de santé publique telles que nous les connaissons aujourd’hui. Mauvaise alimentation et surpeuplement dans les navires négriers engendrant le scorbut et les infections, réflexions sur la qualité de l’eau et de l’air dans les prisons, dialogues constructifs entre médecins réformateurs dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, conservatismes obstinés des praticiens contagionnistes, insalubrité potentiellement vectrice de la peste, distinction affinée entre maladies contagieuses et infectieuses, mise au jour du bacille du choléra par le médecin allemand Robert Koch, matière vaccinale prélevée sur le corps des enfants d’esclaves lors des épidémies de variole… L’histoire est longue, complexe, accidentée, mais Jim Downs nous y initie en clerc, et avec une passion…. contagieuse !

Les Origines troubles de l’épidémiologie recèle d’informations permettant d’identifier les principaux jalons de l’épidémiologie naissante. En France, dans le courant du XIXe siècle, les bains publics se démocratisent, les routes sont débarrassées des cadavres d’animaux, des mesures strictes s’appliquent aux égouts et voiries, un nouveau discours sur la transmission des maladies apparaît, témoignant de l’émergence de nouveaux principes épidémiologiques. Dans le même temps, la plupart des études de cas sur le surpeuplement et la qualité de l’air émanent de rapports de médecins britanniques basés dans les colonies des Caraïbes et des Indes, ou s’appuyant sur les événements se produisant à bord des vaisseaux négriers ou de la marine. Les anticontagionistes tels qu’Arthur Holroyd essaient de parvenir à une compréhension plus rationnelle de la propagation des maladies. Si les conclusions du scientifique sont erronées, il a en revanche le mérite de poser, ou à tout le moins de renforcer, les fondements d’une méthodologie qui fera bientôt ses preuves. La bureaucratie coloniale et militaire devient de plus en plus la voie à travers laquelle on peut suivre l’évolution des épidémies. Les médecins fonctionnaires coloniaux notent où les maladies apparaissent, combien de personnes elles affectent, dans quelles conditions et avec quels symptômes, jusqu’à quels degrés et avec quels effets selon quels traitements. Ils enquêtent, questionnent, s’intéressent au point de vue des populations touchées, souvent marginalisées (colonisés, esclaves, etc.). Plus tard, Florence Nightingale publiera des rapports détaillés, proposera des recommandations, prendra appui sur les statistiques. Assainissement, évacuation des eaux, prévention des maladies, théories de la transmission, elle effeuille alors le milieu hospitalier et apporte un cadre réflexif – notamment sur les facteurs environnementaux – d’une importance capitale. Pendant la guerre de Sécession, c’est la ventilation, l’emplacement des tentes, la rareté des bains, la défécation dans les tranchées, à distance modérée des camps, qui se voient questionnés.

Dans Les Origines troubles de l’épidémiologie, Jim Downs construit une série de petits récits liés entre eux par les idées médicales qu’ils s’échangent et étoffent – ou contredisent – au gré des enquêtes et au fil du temps. On découvre une discipline qui évolue graduellement, par tâtonnements, en étudiant les expériences naturelles tirées du sort funeste de populations vulnérables et souvent asservies. L’ouvrage apparaît doublement indispensable, en superposant à une genèse de l’épidémiologie un regard documenté sur des événements historiques tels que le colonialisme ou l’esclavage.

Les Origines troubles de l’épidémiologie, Jim Downs
Autrement, septembre 2022, 350 pages

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