La mort est mon métier et je m’y connais !

Très provocateur, le titre colle pourtant parfaitement au contenu de ce livre : une biographie romancée de Rudolf Hoss – nommé ici Rudolf Lang – celui-là même qui a organisé puis dirigé le camp de concentration d’Auschwitz.

Avec ce livre, Robert Merle nous incite à nous poser la question : comment un homme peut-il, en toute connaissance de cause, envoyer à la mort (une mort programmée et froidement exécutée, sans état d’âme, comme s’il s’agissait d’animaux) des millions de personnes qui ne lui ont rien fait, sous le simple prétexte qu’il s’agit de juifs ? N’oublions pas l’élément fondamental : Rudolf en a reçu l’ordre. Et pour le justifier, on l’a convaincu que le juif en général représentait le diable en personne et que si lui (grâce à ses compétences organisationnelles) ne s’attaquait pas au problème de leur extermination (la solution finale), eux ne se gêneraient pas pour exterminer les Allemands par la suite. La suite ? Eh bien, après la guerre. Ce qui amènera une réflexion d’incompréhension de son épouse, lorsqu’elle aura enfin réalisé l’activité de son mari, sachant qu’il est entendu pour eux qu’ils vont gagner la guerre. Il apparaît donc clairement que Rudolf a saisi le prétexte qu’on lui servait, qui concordait avec son éducation de l’obéissance, pour justifier son plein engagement dans un système abominable. En effet, à chaque niveau, tous portaient des œillères leur permettant un pacte avec leur conscience en minimisant leur responsabilité personnelle dans une entreprise des plus monstrueuses. On remarque d’ailleurs que Rudolf n’a aucun doute sur ce qui l’attend une fois la guerre terminée et l’Allemagne vaincue. Le châtiment, il l’accepte même, presque avec indifférence. On comprend qu’il le voit d’un œil extérieur, comme si tout cela arrivait à un double de lui-même. Bien sûr, lui-même ne comprend pas comment il a pu en arriver là et quelqu’un dit lors de son procès qu’il est complètement déshumanisé, voulant dire par là que Rudolf ne ressent absolument plus rien, y compris pour lui-même.

Aux origines

Nous avons donc un livre très particulier, particulièrement bien documenté, puisque Robert Merle s’est inspiré des entretiens de Rudolf avec un psy après son arrestation, préférant prendre du recul avec les écrits de Rudolf, à la partialité douteuse. Ce qui me paraît fondamental, c’est ce qu’on apprend sur la jeunesse de Rudolf, qui a vu le jour dans une famille marquée par la personnalité du père. Un homme au caractère extrêmement rigide, qui se voulait d’une rigueur morale exemplaire, mais dont un écart le mena sur une voie impossible. Rongé par la culpabilité, il fit preuve d’une volonté forcément dérangeante. En voulant assumer les fautes à sa façon, il ne fit que transmettre un héritage impossible. Rudolf en conçut une culpabilité terrible, qui lui valut des cauchemars récurrents. Finalement, l’obéissance à l’autorité devint le principe de base de son comportement. On sait jusqu’où cela le mena.

Le travail de l’écrivain

Pour construire son roman et obtenir les effets qu’il voulait, Robert Merle s’est renseigné minutieusement sur le personnage, son parcours et sa psychologie. Il s’appuie sur sa science de la narration pour proposer un livre qui se lit avec curiosité et attention de bout en bout, malgré la sensation de malaise qui nous envahit immanquablement quand Rudolf dirige Auschwitz. Le style de l’écrivain rend son livre très vivant (en dépit de son titre), en particulier parce qu’il y inscrit de nombreux dialogues. Parmi ceux-ci, on constate la présence de nombreux mots et expressions en allemand. Autant dire que, dans un premier temps, je trouvais ce choix limite malhonnête, puisque le livre est écrit en français par un français. Mais Robert Merle donne ainsi à entendre les sonorités typiques de la langue allemande, s’approchant de la véracité de l’ambiance, des états d’esprit. Surtout, il insiste sur les grades (titres à rallonge) et le fonctionnement hiérarchique, ce qui me paraît finalement très judicieux. On note aussi des passages étonnants où Rudolf prend des décisions en donnant l’impression qu’il n’y a même pas réfléchi. Ainsi, quand il s’engage avec les SS, il rejoint un bureau sans qu’il en ait évoqué l’intention auparavant. Pourtant, et c’est une caractéristique essentielle du roman, l’œuvre assume ce que le titre annonce, en s’exprimant à la première personne. C’est d’ailleurs ce qui gêne le plus dans la partie à Auschwitz, puisque la narration nous place dans la peau d’un personnage aux actes insoutenables. On remarque aussi que les évolutions politiques en Allemagne n’occupent que peu de place dans le texte, à tel point qu’on peut se demander ce qui a mené Rudolf vers les SS. Probablement son sentiment d’être soldat avant tout (ce goût pour la discipline) et sa certitude de s’engager du côté des plus forts, ceux qui rendraient sa fierté à l’Allemagne.

L’héritage familial

On termine le livre avec beaucoup d’interprétations possibles. Comment et pourquoi Rudolf est-il devenu le principal responsable du génocide organisé à Auschwitz ? Robert Merle nous montre qu’il s’agit d’un enchaînement de circonstances, puisque Rudolf a connu la Première Guerre mondiale et la période qui a suivi, avec une grande insécurité liée au chômage très menaçant. Et il n’a finalement obtenu une vie familiale que par un accord qui ne lui garantissait rien de sécurisant sur le long terme. À mon avis, sa jeunesse et son origine familiale ont été déterminantes. Son père était un personnage invivable, d’un autoritarisme incroyable, pieux allant jusqu’à des décisions extrêmes, avec une façon particulièrement culpabilisante de considérer son fils. Si les sœurs de Rudolf s’en sont sorties (mariées), lui a été marqué par sa relation avec son père. Il est possible aussi qu’il ait dû faire avec un certain héritage génétique, car le comportement de son père dénotait une sorte de déséquilibre mental.

La mort est me métier, Robert Merle
Gallimard : sorti en 1952 (Folio : 20 juin 1972)

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4.5