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« Il était une fois sur cent » : l’empire des statistiques

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Durant des années, l’écrivain et éditeur Yves Pagès a minutieusement compilé des statistiques. Il a ainsi accumulé une matière abondante, qu’il restitue dans Il était une fois sur cent sous forme de regard mi-amusé mi-indigné sur un monde tapissé d’absurdités.

On peut faire dire n’importe quoi aux statistiques. Elles servent pourtant à mathématiser et objectiver des réalités souvent complexes. De cette contradiction, Yves Pagès va tirer un opuscule très découpé, multithématique et fusant. En s’appuyant sur des données chiffrées authentiques – mais non sourcées –, l’écrivain français va scruter la société sous des spots de cirque, à moins qu’il ne s’agisse d’une lumière de morgue. À l’appui des premiers, on signalera que plus de 70% des SMS échangés en pleine nuit se partagent entre « Tu dors ? » et « T la ? ». Ou qu’un joueur invétéré a, au cours de sa vie, douze fois plus de chances d’avoir un trio de vrais jumeaux que de décrocher le jackpot au Loto. Ce qui fait dire à l’auteur, sur un ton persifleur : « Je me demandais comment c’était humainement possible que tant de losers sans le sou soient tentés par une déveine toujours recommencée et, tels des moutons à l’abattoir, se laissent ainsi vampiriser de leur propre chef. » Pour asseoir la seconde, on notera que le New York Times consacre 70% de sa couverture médiatique sur les crimes terroristes aux 0,5% de victimes occidentales. Ou que la valeur jurisprudentielle d’un décédé français avoisine le chiffre totalement arbitraire de 40 000 euros, ce qui est quand même dix fois plus que le prix d’un bébé sur le marché africain clandestin de la traite d’êtres humains…

Il était une fois sur cent est une balade douce-amère aux abords d’une société rendue au dernier degré du pathétisme. Et infectée par un virus de non-sens dont certaines statistiques constituent les symptômes. Jugez plutôt : 37% des enfants de 7 à 18 ans trouvent que leurs parents passent trop de temps sur leur portable. Chaque individu passe en moyenne 3,75% de sa vie sur la cuvette de ses toilettes. Trois milliardaires, à savoir Jeff Bezos, Warren Buffett et Bill Gates, possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre des États-Unis. En 2018, 23% des Français ont différé un traitement médical, ou renoncé à se soigner, pour des raisons financières. Pis, 66% d’entre eux ont un proche frappé par la misère. Pendant ce temps, sur le plan relationnel, sentimental et familial, ce n’est pas mieux : 45% des mariages finissent par un divorce, tandis que cinq millions de Français n’auraient pas échangé plus de trois conversations personnelles durant l’année écoulée. En vrac ensuite. 90% de notre activité cognitive échappe à notre conscience. Aux Pays-Bas, 40% des actifs jugent leur fonction dépourvue de sens – ils sont 37% au Royaume-Uni et 18% en France. Les bullshit jobs de David Graeber ne relevaient donc pas d’un mythe. Au Royaume-Uni, entre 1989 et 2009, le QI a baissé de 12,5 points – en France, de 4 points. 20% des parents allemands regrettent d’avoir eu un enfant, notamment en raison de la perte de liberté engendrée par ces nouvelles responsabilités. Que retenir de tous ces chiffres, si ce n’est qu’Yves Pagès les égrène pour mieux satiriser notre monde ? Pas grand-chose. Mais cela n’empêche pas Il était une fois sur cent de tenir lieu de lecture ludique. Une friandise à laquelle certains composants confèrent toutefois un goût amer.

Il était une fois sur cent, Yves Pagès
La Découverte, mai 2021, 126 pages

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