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« Cinq matins de trop » : le premier chef-d’œuvre de Kenneth Cook

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

La maison Autrement publie le classique de la littérature australienne Cinq matins de trop, de Kenneth Cook, dans une édition collector augmentée des illustrations originales de Gurval Angot.

Pour John Grant, l’Outback australien n’a rien de vraiment engageant. Le jeune instituteur n’attend qu’une chose : quitter le bled de péquenauds dans lequel il enseigne pour rejoindre Sydney, destination de vacances rêvée où il entend regoûter aux joies de la civilisation. Incisif, Kenneth Cook ne tarde pas à portraiturer, avec toute l’amertume de Grant, la petite ville de Tiboonda, composée de fermiers, d’ouvriers et de leurs adolescents pour qui l’école ne constitue qu’une étape transitoire et obligatoire.

John Grant a six semaines devant lui, avant d’enchaîner une seconde année à Tiboonda. Tout est planifié : il doit passer la nuit à Bundanyabba, une ville où le chauvinisme est la chose la mieux partagée, avant de s’envoler pour Sydney, où il aura tout le loisir de dépenser son pécule de vacances. C’est là que Kenneth Cook va charpenter un thriller atypique et plonger un homme ordinaire dans une sorte de cauchemar éveillé – un peu comme Hitchcock le faisait au cinéma, l’élégance en moins, la trivialité en plus.

Car rien, évidemment, ne va se dérouler comme prévu. Si les premières pages de Cinq matins de trop donnent le ton en présentant l’Outback australien comme une région abandonnée, expurgée de toute culture, constituée de chemins de poussière ou de boue (selon la météo) et de laquelle on ne peut s’extirper qu’en montant dans les trains qui la traversent très occasionnellement, le parti pris par l’auteur est d’y cantonner son héros, qui s’y englue à mesure qu’il cherche à s’en extraire. Dans une ambiance qui irait comme un gant aux frères Coen, John Grant va connaître des jours d’alcoolisme, de violence, de jeux d’argent, sillonnant malgré lui une région qui semble le retenir prisonnier, multipliant les rencontres (in)opportunes et laissant à chaque fois le désastre en suspens.

« Toute action en avait engendré une autre. Rien n’avait eu de nécessité réelle, mais chaque événement avait porté en lui le germe du suivant. » On ne saurait mieux résumer ce qui a présidé à la funeste destinée du jeune instituteur. Exalté par un jeu qu’il vient de découvrir et qui a aussitôt raison de sa lucidité, il flambe le chèque censé financer son voyage à Sydney. Il se retrouve à descendre les bières que lui paie un inconnu, Tim Hynes, puis à flirter avec sa fille Jeannette, une infirmière aux mœurs très légères, avant de partir chasser avec leurs amis mineurs… Rien n’a de sens, tout paraît absurde, et pourtant la spirale dans laquelle se trouve John Grant, infernale, le conforme toujours plus aux descriptions désabusées qu’il accolait volontiers à l’Outback.

En cela, Cinq matins de trop fait déjà mouche. Mais pour prendre la pleine mesure du talent de Kenneth Cook, il faut se pencher sur la manière dont il énonce la passion générée par le jeu, la confusion occasionnée par l’alcool, l’humiliation et les regrets ressentis par un héros qui s’estimait supérieur aux individus avoisinants. Il faut lire les descriptions glaciales relatives à la chasse aux kangourous. S’approprier ces visions cauchemardesques de Yabba, prétendument « la meilleure petite ville du monde », qui semble déterminer ceux qui y habitent ou la traversent en les privant de toute perspective d’action propre.

Dans ce premier chef-d’œuvre, Kenneth Cook se fait l’écrivain de la désillusion, d’une Australie à mille lieues de la carte postale, d’une humanité souvent réduite à la primitivité. La figure qu’il malmène et falsifie, voire qu’il corrompt, n’est autre que la pointe avancée de la civilisation, un instituteur, dévoyé alors même que son rôle est pourtant de former la jeunesse australienne. Par ces constrastes, Cinq matins de trop n’en apparaît que plus sophistiqué.

Cinq matins de trop, Kenneth Cook
Autrement, juin 2022, 240 pages

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