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Sous les applaudissements : voyage dans une fabrique à symboles

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Un fœtus nihiliste arborant une barbe de trois jours, des bars à plantes fleurissant d’Istanbul jusqu’à Tokyo, des angoisses existentielles sucrées de dialogues surréalistes, des séances de méditation impossibles, des symboles à décrypter dans tous les recoins du corps et de l’espace : tels sont les ingrédients de la série télévisée Sous les applaudissements, dévoilée par Berkun Oya au début de l’année 2024.

En novembre 2020, le réalisateur Berkun Oya bouleversait la Turquie et le reste du monde avec sa série Ethos (Bir Başkadır). Portée par des actrices et acteurs au sommet de leur art, cette fiction en huit épisodes avait connu un vif succès et généré beaucoup de débats et de discussions, tant en Turquie qu’à l’international. Cette œuvre originale et profonde, avec sa photographie et sa lumière sublimes, dressait, dans un rythme lent mais captivant, le portrait complexe de personnages sous tension dans des cultures qui s’entrechoquent. Si Ethos est rapidement devenu un objet artistique et culturel important dans le paysage cinématographique, c’est notamment grâce à la qualité de ses dialogues puissants et de son scénario qui offraient une vision personnelle et critique des fractures sociales et familiales qui traversent la société turque contemporaine.

Berkun Oya est revenu en février 2024 avec une nouvelle fiction saisissante d’originalité qui marie avec intelligence humour noir et satire sociale : Sous les applaudissements (Kuvvetli Bir Alkış). Tournée en 2023 à Istanbul, cette série compte six épisodes d’environ trente minutes. Avec une distribution plus réduite que pour Ethos et se déroulant sur une plus longue temporalité, elle nous plonge dans l’intimité, les rêves et les pensées d’une famille nucléaire issue de la classe moyenne vivant dans un grand appartement à Istanbul, vraisemblablement dans le quartier de Kadıköy. À différents moments de leur vie, on suit le couple formé par Zeynep (Aslıhan Gürbüz) et Mehmet (Fatih Artman) dont l’existence se voit transformée par la venue de leur enfant Metin (Cihat Süvarioğlu).

Mécanismes de l’absurde

Dès les premières minutes de la série, le ton est donné : l’absurde sera l’invité d’honneur de ce récit. Mais on comprendra vite que l’absurde sera ici non pas une fin, mais un moyen. Il servira de prétexte pour illustrer des sujets complexes et plus profonds qu’il n’y parait au premier regard. Comme pour la série Buffy contre les vampires (1997-2001) qui fonctionnait par métaphores et où le fantastique avait pour rôle de mettre en scène les angoisses intérieures de la vie adolescente, Sous les applaudissements se présente comme un enchainement de situations et d’images à décoder. Dans cette fiction, l’absurde permet certes de créer des situations loufoques qui invitent au rire, mais il permet surtout de mettre en image les différentes peurs et angoisses existentielles des personnages principaux : l’anxiété de ne pas être suffisamment prêt.e.s pour accueillir un enfant, l’angoisse de transmettre nos traumas à nos enfants, l’appréhension que nos enfants soient à l’image d’une société dont les valeurs nous rebutent et qu’ils ressemblent aux pires imbéciles de notre milieu social, la culpabilité de faire des enfants dans un monde qui mettra rapidement à mal leur insouciance, la peur (ou le désir inconscient ?) de perdre le nouveau-né qui ne cesse de pleurer, l’inquiétude d’être envahi.e. et de ne pas savoir gérer la présence d’un autre individu dans son foyer, la crainte d’avoir des enfants plus matures que nous et qui verraient (trop) clairs (et trop tôt) dans nos mécanismes défaillants d’adultes, la peur de ne pas parler le même langage que son enfant et de ne pas ou plus le comprendre, la détresse face à nos sentiments d’insignifiance et d’aliénation ou encore l’angoisse de vivre toute une vie dans un couple sans être jamais vraiment entendu.e ou compris.e.

Tout sur la dépression de ma mère

Le thème de la parentalité et de la complexité des rapports familiaux est central dans cette œuvre. Dans Sous les applaudissements, les relations familiales commencent tôt et, déjà in utero, les liens se tissent et se dessinent entre la mère et l’enfant. On pourrait d’ailleurs reprocher à la série d’avoir recours à un discours souvent mis en scène au cinéma voulant que les traumas de l’enfant (et de l’adulte qu’il deviendra) soient le résultat des traumas non réglés (du « bazar intérieur ») de la mère. Mais, et nous y reviendrons, le personnage de la mère est suffisamment complexe pour éviter de tomber dans la caricature. Cette question de la transmission des traumas est visuellement mise en image dans une scénographie troublante où l’on découvre la vie de l’enfant quelques heures avant sa naissance. On y voit le fœtus, sous les traits de l’homme adulte qu’il va devenir, fumer cigarette sur cigarette, se lamentant de vivre ainsi, dans le ventre de sa mère qui ressemble à une chambre d’enfant en désordre, envahie de souvenirs, patins à glace, peluches, livres, vélo, guitare, vêtements dépareillés et autres affaires éparpillées. Pieds nus, arborant une barbe de plus de trois jours, un tee-shirt sale et un air abattu, le fœtus Metin déplore l’état de santé mentale de sa mère et assume le fait qu’il ne veut ni naître ni mourir.

Orange organique, orange onirique

Cet enfant qui, dès le début de sa vie, doit faire face aux larmes intérieures de sa mère qui coulent sur lui (les émotions refoulées de son parent), se définit comme nihiliste et est en proie à une immense nostalgie de sa vie antérieure passée au chaud et en paix à l’intérieur d’une orange. Le réalisateur met ici en image, au premier degré, une expression turque « Sen daha portakalda vitaminken », employée par une personne plus âgée à une personne plus jeune : « à l’époque où tu n’étais qu’une vitamine dans une orange ». Cette idée surréaliste de l’orange qui serait le lieu de l’origine ou la planète mère du jeune héros (sa terre natale serait-elle « bleue comme une orange » ?) est exploitée avec poésie et humour tout au long de la série. Dans le générique de début du dernier épisode, le réalisateur joue sur l’assimilation entre une orange et une planète. Dans un clin d’œil au générique du film 2001 : L’Odyssée de l’espace, on peut voir une forme sphérique (un fruit, un ovule, une planète ?) qui apparait sur un fond noir. Si Kubrick avait utilisé la musique classique de Richard Strauss, Berkun Oya lance quant à lui l’hypnotique Boléro de Ravel pour nous faire pénétrer dans la fameuse orange, celle à partir de laquelle tout a commencé.

Ceux qui rêvent le jour

Tout au long de la série, la quête de la paix intérieure semble pour les personnages principaux un rêve impossible. Metin et sa mère Zeynep tentent, désespérément, de méditer. Mais, ces moments intimes où ils cherchent l’apaisement sont toujours interrompus : Zeynep est sans cesse observée, déconcentrée et sortie de sa méditation par son conjoint qui lui dit notamment qu’il se sent seul et Metin est rappelé à la réalité par les bruits de la vie et de la ville (le chien errant du port de Kadıköy qui aboie) et les cris de la foule et l’odeur des gaz lacrymogènes (une discrète référence au contexte politique et social de la Turquie et aux violentes répressions policières dont est victime la population lors des manifestations). Si la place donnée au sommeil et à la méditation est si importante dans la série, c’est parce que cette dernière fonctionne un peu comme un rêve avec un ensemble d’images à interpréter tel le serpent (que l’on retrouve sous un cadre en verre dans le ventre de la mère et qui sert plus tard de dangereux compagnon de travail à Metin), le cordon ombilical ensanglanté gisant aux pieds du père dans la cuisine, la bouteille en verre remplie d’un lait (maternel) qui explose sous le poids de l’enfant devenu adulte ou encore l’orange filmée de très près qui évoque à la fois une vulve, un vagin et les tissus intérieurs du corps.

Le serpent se mord la queue : éternel retour, blocages et regrets

Le personnage de la mère, Zeynep, ce qu’elle traverse dans son être et dans ses émotions, reste une grande réussite de la série. Dans une scène bouleversante où elle parle à son époux endormi, on la voit exprimer ses regrets de femme devenue âgée. Son désespoir grandit au fur et à mesure de la scène et on perçoit toute sa détresse et tous les freins qui l’ont empêchée d’être heureuse, de quitter son mari, de vivre sa vie. Pendant qu’elle parle, son visage alterne entre les traits de la femme de trente ans qu’elle a été et celle de soixante ans qu’elle est aujourd’hui. Elle exprime son regret d’être restée avec un homme qu’elle n’aime pas ou plus, la peur d’être seule, le regret d’être restée immobile, en cherchant dans l’homme avec qui elle a partagé son quotidien un autre qui lui ressemble, mais en mieux (celui à qui elle parle au téléphone le jour où son nourrisson est revenu nicher en elle). Une caractéristique de la série demeure dans son rapport au temps et à l’espace. La narration nous entraine dans des aller-retour entre passé et futur, tout en mettant en évidence l’immobilisme dans lequel restent les parents : ils vieillissent certes, mais leur relation n’évolue pas et leur environnement de vie ne change pas. On ne voit pas d’indices (décoratifs, vestimentaires, technologiques, politiques) qui nous diraient que trente ans séparent le couple du début de celui de la fin de l’histoire. Cette temporalité toute particulière est visuellement figurée par des images et des situations qui semblent indiquer que l’on est pris dans une sorte de boucle narrative : les images, par exemple, du serpent, de la mère qui tricote et du ventre rond, qui sont présentes dès le premier épisode, viennent à la fin conclure le récit.

Cruelle ou tendre satire de la société

Si l’absurde, le poétique et le métaphorique sont les principaux ingrédients de la série, il faudrait également y ajouter la satire. En effet, la série agit avec brio comme une satire d’une classe sociale (« les citadins privilégiés » pour reprendre les mots du père) urbanisée, cultivée, connectée, petit bourgeois, en proie à un sentiment de vide face aux questionnements existentiels, celle qui lit les mauvaises nouvelles du monde et les injustices perpétuées par les gouvernements corrompus le matin au petit-déjeuner sur son smartphone, une classe sociale qui veut bien faire et qui a à cœur de respecter les normes sociales (vivre en couple, avoir un enfant, l’éduquer, lui transmettre des valeurs et l’importance des mathématiques), tout en cherchant désespérément une quête de sens, de paix intérieure et d’individualité. Le réalisateur s’amuse aussi dans cette fiction de notre rapport au consumérisme avec, par exemple, cette scène montrant le couple suréquipé d’achats neufs pour un bébé qui n’a pas encore été conçu. Il tourne aussi en dérision avec une certaine affection les hipsters d’Istanbul personnifiés sous les traits de l’amie et amour d’enfance de Metin qui met au point avec une grande excitation un concept de « bar à plantes ». Elle imagine des succursales qui fleuriront partout dans le monde pour faire se rencontrer des « plant-people » et faire socialiser entre eux les végétaux (si l’idée fait sourire, elle semble toutefois en dire long sur nos solitudes contemporaines et sur la place qu’ont notamment pu prendre les plantes dans nos vies pendant la pandémie).

Soyez sympas avec vous-même : rembobinez et recommencez la série 

Sous les applaudissements est une œuvre inclassable et riche portée par des interprètes qui nous font passer du rire aux larmes en un battement de cil. De la même manière que dans la série de Judith Godrèche, Icon of French Cinema, sortie deux mois plus tôt, l’humour et l’absurde permettent ici de mettre en scène un propos profond et des histoires qui parlent de l’intime. Il est réjouissant de voir éclore des récits dissonants qui nous dérangent et nous fascinent, nous font rire et pleurer, qui se présentent comme des énigmes parfois. Des récits où se déploient l’absurde, l’humour, le second degré, la dérision et l’autocritique (un des personnages de Sous les applaudissements dira au premier épisode : « on se croirait dans une vieille série ringarde »). Le langage métaphorique et poétique de la série de Berkun Oya, les sauts dans le temps, les répétitions dans la mise en scène, la chute régulière du quatrième mur : tous ces éléments placent les spectatrices et spectateurs dans un rôle actif en suscitant toujours l’étonnement et la réflexion. À celles et ceux qui aiment décoder les rêves, cette œuvre est faite pour vous.

Bande-annonce : Sous les applaudissements

Fiche technique : Sous les applaudissements

Titre original : Kuvvetli Bir Alkış
Titre anglais : A Round of Applause
Réalisation : Berkun Oya
Distribution : Aslıhan Gürbüz, Fatih Artman, Cihat Süvarioğlu, Eyüp Mert Ilkis, Zeynep Ocak, Settar Tanriögen
Date de sortie : février 2024
Pays de réalisation : Turquie
Langue : Turc
Lieu de tournage : Istanbul
Direction musicale : Ebru Suda
Société de production : Krek Film
Saison 1 – 6 épisodes