Portrait : Ken Loach, social worker

En obtenant sa seconde Palme d’or à 80 ans, après plus de 50 ans de carrière, le cinéaste britannique Ken Loach est un des artistes incontournables de cette année cinématographique.

« Je suis devenu le social worker du cinéma anglais »

Réalisme social

Dès ses premières réalisations, qui se feront dans le cadre des Wednesday Plays de la BBC (des « docu-dramas » à la frontière entre documentaire et fiction, diffusés sur la chaîne britannique les mercredis soirs à 21 heures), Loach développe une volonté de réalisme social. Il s’agit, pour lui, de décrire la vie quotidienne de la partie la plus pauvre de la population britannique. Très vite, ce système de réalisation aboutit à un engagement politique. Mais celui-ci n’est pas frontal : Loach ne veut pas faire de films didactiques, de grands discours pour dire ce qu’il trouve bien ou pas. Il décrit le quotidien de ses personnages, souvent animés d’une volonté farouche de sortir de la situation où ils se trouvent, et c’est cette empathie avec eux qui va entraîner l’aspect politique. Ainsi, dans un téléfilm intitulé Cathy come home, tourné en 1966, il montre la vie d’un jeune couple confronté à des difficultés de logement. La diffusion du téléfilm fera l’effet d’un vrai choc et l’objet de tout un débat médiatique sur la politique du logement, principalement à Londres. Loach avait atteint un de ses objectifs : interpeller l’opinion publique à travers le portrait de personnages du commun.

Cinéma de luttes

Progressivement, ce cinéma de réalisme social va aboutir sur la description de la lutte de personnages écrasés par un système social, politique et économique inhumain. Cela se verra d’abord à la télévision, sous forme de téléfilms ou de documentaires. L’essentiel des réalisations de Loach dans les années 70 et 80 se fera pour le petit écran, ce qui permet de trouver plus facilement des financements et de faire des films plus militants. Ainsi, en 1969, le cinéaste sortira The Big Flame, première collaboration avec l’écrivain Jim Allen, qui écrira les scénarios de Raining Stones ou Land and Freedom, entre autres. Le film est une fiction tournée comme un documentaire, sur une grève des dockers. On y trouve déjà une bonne partie de ce qui sera la thématique habituelle du cinéaste : la confiance dans le monde ouvrier, capable de se prendre en charge seul sans des instances dirigeantes inefficaces (y compris les dirigeants syndicaux, qui trahissent toujours les mouvements ouvriers), l’espoir en des lendemains où la lutte pourra reprendre et la cause progresser malgré les difficultés, etc.

Cette lutte se fait surtout contre un système social qui ne peut (ne veut?) pas assumer son rôle. Les ouvriers, les pauvres, les populations les plus faibles ne reçoivent aucune aide et se retrouvent littéralement livrés à eux-mêmes.

Mais à partir de la fin des années 70, ces combats se dirigeront essentiellement contre une personne, qui symbolise à elle seule toute l’inhumanité d’un système économico-politique qui écrase la population la plus faible : Margaret Thatcher. Par sarcasme, à la mort de la célèbre Dame de Fer, Loach proposera que l’on privatise ses coûteuses obsèques, comme elle a privatisé et déréglementé tous les secteurs économiques et sociaux du pays. Il faut dire que le cinéaste ne cesse de critiquer les désastres liés à ces privatisations, comme par exemple dans The Navigators pour le secteur ferroviaire.

C’est ce cinéma de lutte qui, surtout à partir des années 90, fera la célébrité du réalisateur avec des films comme Riff-Raff, Raining Stones ou Ladybird.

Portrait d’un Royaume-Uni ravagé

L’Angleterre des années 60 à 80 est clairement divisée en deux zones : le Sud, riche, conservateur, « branché », dynamique, et le Nord, pauvre, dévasté socialement, région de vieilles industries déclinantes. Loach, par ses origines aussi bien que par choix artistiques, se réfugie très vite dans le Nord. Ainsi, Kes se déroule à Barnsley, près de Sheffield (où se situera l’action de Looks and Smiles en 1981).

Ce choix n’est, bien entendu, pas innocent. Il s’agit, pour le cinéaste, de plonger vraiment au cœur d’une population victime des réformes économiques, des absences de moyens des services sociaux, de l’inhumanité d’une bureaucratie coupée des réalités, etc. Ses personnages sont des laissés-pour-compte, abandonnés de tous et obligés de se débrouiller par eux-mêmes. Ils montrent plus que tout les effets néfastes d’une idéologie qui détruit le caractère social de l’État, mais sans que Loach n’ait besoin de faire de longs discours.

L’un des exemples de cette incapacité des services sociaux est représenté par Sarah Downie, l’un des personnages principaux de My Name is Joe (1998), assistante sociale qui ne peut pas empêcher les drames. Quant à l’inhumanité de la bureaucratie, il suffit de voir l’histoire (vraie) de Ladybird, de son conflit pour garder ses enfants et cette scène, une des plus tragiques du cinéma de Loach, où Maggie se fait prendre son bébé, pour sentir toute l’injustice et la violence d’une société qui considère la pauvreté comme une tare.

Dans cette Angleterre dressée face à une partie de sa population, plusieurs institutions sont directement attaquées par le cinéaste. Dans Kes, c’est le système éducatif qui est mis sur la sellette, accusé de formater les jeunes, de vouloir les faire rentrer dans un moule commode pour les exploiter socialement, au lieu de les aider à trouver et développer leurs qualités et leur confiance en eux. Le film est construit avec beaucoup d’intelligence, la méthode de dressage du faucon par l’enfant s’opposant directement aux méthodes éducatives scolaires.

Puis, il y a Family Life, un des meilleurs films du réalisateur. Là, c’est le système médical qui est attaqué, surtout en ce qui concerne la psychiatrie. Comme dans le film précédent, Loach oppose des méthodes anciennes aux modernes, avec en toile de fond une bureaucratie qui constitue une force d’inertie empêchant toute évolution positive.

La troisième cible, c’est l’armée. Dans Looks and smiles, elle apparaît comme une solution idéale pour une jeunesse dont le seul avenir paraît être la galère et le chômage. Mais l’armée est l’alliée des gouvernements et se positionne systématiquement contre le peuple, contre les luttes sociales, cassant les espérances des peuples sous prétexte de « rétablir l’ordre ».

Internationalisation des luttes

Même si ce sont en particulier les luttes britanniques qui motivent Loach, cela ne l’empêche pas de sortir du cadre du Royaume-Uni pour montrer les combats menés ailleurs. Des films comme Bread and Roses ou Carla’s song peuvent sembler coupés du reste de la filmographie, mais si le spectateur y regarde de plus près, il verra souvent le même schéma. En effet, il s’agit souvent de montrer comment une politique inhumaine ravage la vie quotidienne du peuple, surtout de sa frange la plus pauvre et fragile. Seule la cible varie légèrement, le cinéaste visant désormais principalement les Etats-Unis, que ce soit dans sa politique intérieure (Bread and roses) ou son impérialisme à l’extérieur (Carla’s song, où le pays est accusé de soutenir, via la CIA, les groupuscules paramilitaires extrêmement violents qui sévissent en Amérique du Sud, au Nicaragua dans ce film précis).

Sur ce thème, deux films se démarquent, montrant que le réalisateur s’engage sur un terrain un peu différent. Fatherland et Hidden Agenda, tournés à la fin des années 80, ne nous font plus vivre le quotidien de personnages représentatifs d’un peuple opprimé et victime. Nous avons plutôt ici des réflexions politiques plus générales sur nos démocraties occidentales, accusées de se comporter comme des dictatures.

Prenons l’exemple de Fatherland, sorti en 1986, qui raconte l’histoire de Klaus Drittemann (faut-il voir dans ce nom un clin d’oeil ? Drittemann, en allemand, c’est Le Troisième Homme…), musicien et chanteur engagé qui passe de l’Est à l’Ouest. Quittant une dictature où la vie de tous était surveillée et où la liberté d’expression n’existait pas, il se retrouve dans une « démocratie » dont la politique est totalement dictée par les Etats-Unis, il est constamment suivi par la police et il comprend bien vite que la liberté d’expression n’est qu’une façade. Renvoyant dos à dos dictatures soviétiques et démocraties occidentales, le film se dresse en accusateur, comme Hidden Agenda, quatre ans plus tard, qui s’attachera à montrer les moyens mis en œuvre par le Royaume-uni pour régler le « problème irlandais ».

Cette volonté d’internationaliser son cinéma correspond bien aussi à une situation où tout est lié sur le plan planétaire. Ce qui arrive à un ouvrier sud-américain doit concerner un ouvrier anglais, car les forces en présence sont les mêmes, les procédés d’oppression identiques. Cela s’accorde aussi très bien à l’Angleterre, pays d’immigration à la population très métissée. Les couples mixtes se font de plus en plus présents : Maggie et Jorge dans Ladybird, George et Carla dans Carla’s song, jusqu’à devenir le centre même du film Just a kiss en 2004.

Passé et présent

Un autre thème est récurrent chez Loach, la nécessité de connaître le passé pour comprendre le présent. D’où la présence de films « historiques » chez le cinéaste britannique, non pas de grandioses films en costumes avec énormément de figurants et des scènes spectaculaires, mais des films qui gardent toujours cette fibre sociale, depuis Days of hope (1975, saga politique de sept heures et en quatre parties se déroulant dans le milieu ouvrier de 1914 à 1926, et parlant d’engagement, de trahisons, etc.) jusqu’à Jimmy’s hall, en passant par Le Vent se lève (palme d’or 2006) et, bien entendu, Land and freedom.

Ce dernier film, une des plus grandes réussites du réalisateur et un de ses films les plus célèbres, raconte comment une jeune femme découvre que son grand-père, récemment décédé, était parti en Espagne lutter auprès des Républicains. On y retrouve des thèmes importants chez le cinéaste, comme celui des combattants populaires trahis et abandonnés par les dirigeants en qui ils avaient confiance (Staline dans le cas présent), mais la narration en flashbacks, encadrée par des scènes d’introduction et de conclusion au présent, montre la nécessité d’avoir conscience des luttes passées pour pouvoir les continuer de nos jours.

Loach et ses personnages

Le cinéma de Ken Loach, c’est d’abord un cinéma de personnages. Le but du cinéaste est de montrer leur vie quotidienne. Contrairement à ce que disent ses détracteurs, le cinéaste ne fait pas de la politique pour le plaisir d’en faire.

« Si vous faites des films sur la vie des gens, la politique est essentielle. » (Ken Loach dans le documentaire Ken Loach, un cinéaste en colère)

La politique découle directement du quotidien de ses « héros », que ce soit de leur travail (Bread and roses, Riff Raff, ou les documentaires comme Les Dockers de Liverpool) ou de leur vie personnelle (Ladybird, Raining Stones, Kes, Looks and smiles, et bien évidemment Moi Daniel Blake, pour lequel il recevra sa seconde palme d’or). Loach filme une vie qui devient une lutte, contre des services sociaux ou contre des décisions politico-économique.

« J’essaie d’exprimer un point de vue, non sur la classe ouvrière, mais de la classe ouvrière » (Ken Loach dans une interview pour The Independant on sunday, 8 décembre 1996)

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Raining Stones, 1993

Le personnage loachien est ancré dans un territoire, un terroir pourrait-on presque dire, d’où l’importance des accents (il est indispensable de voir ses films en version originale, cela apporte tellement plus) mais aussi, bien souvent, du choix d’acteurs non-professionnels qui ont une vie proche de celle du caractère qu’ils doivent interpréter. Des acteurs qui auront la possibilité, au cours du tournage, de changer constamment le scénario, de faire des suggestions au réalisateur, etc.

L’un des aspects les plus intéressants du cinéma de Loach, c’est l’absence de désespoir, même dans les films les plus sombres (comme Ladybird, par exemple). Même si les personnages échouent, même si les luttes filmées sont perdues, on sent que les caractères se sont forgés, que des habitudes de combats ont été prises, et qu’il y aura des suites.

Ces personnages ont appris à se débrouiller par eux-mêmes, comprenant qu’il n’y a rien à attendre ni des syndicats ni des partis politiques, et encore moins des services sociaux. Les scènes (souvent humoristiques) montrant qu’ils se prennent en main, même pour des petits coups foireux, abondent, comme dans Raining Stones.

Ils ont développé aussi une capacité à l’entraide, même si c’est d’une façon qui peut paraître anecdotique (voir l’importance sociale du football, par exemple dans My name is Joe, où le sport redonne confiance en soi à une bande d’estropiés de la vie).

La méthode Loach

D’abord proche de la Nouvelle vague dans sa façon de tourner, Loach va s’en éloigner car les principes proposés par Godard et les siens ne permettent pas au cinéaste britannique de capter ce qu’il veut : la réalité de la vie quotidienne. C’est cet objectif qui va l’animer dans presque tous ses films, et il va développer une méthode originale de travail en rapport avec ce but à atteindre.

Ce réalisme social commence dès l’écriture du scénario. Ainsi, le scénariste Paul Laverty, qui a signé quasiment tous les scénarios de Ken Loach depuis Carla’s Song en 95, n’hésite-t-il pas à aller vivre des mois dans les quartiers populaires des villes où se dérouleront les films du cinéaste, pour pouvoir en capter l’atmosphère et y rencontrer les gens qui formeront les personnages principaux des œuvres futures.

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My name is Joe, 1998, Prix d’interprétation masculine à Cannes pour Peter Mullan

Mais le scénario, fruit d’un travail minutieux, ne servira que de trame et pourra, à chaque moment, être abandonné si un acteur a une suggestion jugée meilleure. Loach laisse souvent une grande place à l’improvisation, voire au happening. Certaines scènes sont tournées en pleine rue, sans figurants et surtout sans prévenir les habitants du lieu, et Loach s’amuse à filmer leurs réactions. Souvent, des habitants vont jusqu’à appeler la police, convaincus qu’il s’est réellement déroulé quelque délit en bas de chez eux.

Loach tourne ses films dans un strict ordre chronologique (qui n’est pas forcément l’ordre que l’on voit à l’écran, d’ailleurs ; ainsi, dans Carla’s Song, il y a quelques scènes où Carla se souvient de ce qu’elle a vécu au Nicaragua ; ces scènes ont été tournées en premier, ce qui a été un cauchemar pour la production, puisque l’équipe du film s’est déplacée au Nicaragua, est revenue en Angleterre pour repartir en Amérique du Sud quelques semaines plus tard). Cela permet aux acteurs de mieux s’imprégner des personnages.

Mais pour que cette proximité soit encore plus forte, pour pousser le réalisme encore plus loin, Loach ne donne aux acteurs que le scénario de la journée. Ils commencent le film sans jamais savoir ce qui arrivera à leur personnage. Loach les engage après un long entretien pour présenter la psychologie qu’ils devront jouer (souvent proche de ce qu’ils sont dans la réalité), puis ne leur présente le scénario que bribe par bribe. Ils agissent ainsi comme n’importe quel être humain, ne sachant pas ce qui arrivera le lendemain, (sur)vivant au jour le jour sans perspective d’avenir.

Toujours par souci de réalisme, la caméra de Loach se fait souvent la plus discrète possible, essaie plus de capter ce qui arrive que de mettre en scène. Mais cette discrétion ne masque pas un vrai travail de réalisateur, une véritable construction du film, une recherche dans les cadrages ou le choix de la photographie, etc.

Dans une émission télévisée de la BBC des années 60, une personne s’est demandée si Cathy come home était une fiction ou un documentaire. Voilà sûrement l’un des plus beaux compliments que l’on pouvait faire à Ken Loach, infatigable combattant pour la dignité de ses personnages, homme constamment révolté par les injustices qui touchent les populations pauvres, donc les plus faibles, celles que les états devraient défendre en priorité. C’est tout cela que l’on retrouve, après 50 ans de carrière, en cette année 2016, dans ce qu’il présente comme son ultime film, Moi Daniel Blake. Avec à la clé une Palme d’or qui sonne plutôt comme un hommage à l’ensemble de sa carrière.

Filmographie sélective :

1966 : Cathy come home
1969 : Kes
1971 : Family life
1990 : Riff-Raff
1993 : Raining Stones
1995 : Land and freedom
1997 : Les dockers de Liverpool
1998 : My name is Joe
2001 : The Navigators
2006 : Le Vent se lève
2016 : Moi Daniel Blake

Bibliographie :

Graham Fuller : Loach on Loach (éditions Faber & faber, 1998)
Francis Rousselet : Ken Loach, un rebelle (édition Cerf-Corlet, 2002)

Documentaires :

Citizen Ken Loach, de Karim Dridi (Arte Prod., collection Cinéastes de notre temps, 1997)
Ken Loach, cinéaste en colère, de Louise Osmond (Arte Prod., 2016)