Récompensé et acclamé au dernier Festival de Cannes, A Beautiful Day sort dans les salles françaises avec l’étiquette de « Taxi Driver du 21ème siècle ». Œuvre radicale qui renouvelle le genre ou phénomène surestimé ? Notre rédaction est partagée à ce sujet.
Synopsis : La fille d’un sénateur disparaît. Joe, un vétéran brutal et torturé, se lance à sa recherche. Confronté à un déferlement de vengeance et de corruption, il est entraîné malgré lui dans une spirale de violence…
L’avis qui crie au génie
Adapté d’une nouvelle de Jonathan Ames, A Beautiful Day est le quatrième long métrage de Lynne Ramsay et le second à être présenté en compétition officielle au Festival de Cannes, six ans après We Need to Talk About Kevin. Avec du recul, il paraît évident que l’influence de Martin Scorsese était présente à travers certains films de la compétition de cette 70ème édition du Festival de Cannes. Déjà cité dans le Good Time des Frères Safdie, A Beautiful Day ne peut évidemment cacher ses similitudes narratives avec le Taxi Driver de Marty. Mais c’est bien le seul point commun qui les liera tant Lynne Ramsay revisite avec une singularité évidente le mythe du vengeur urbain, sous couvert d’une puissance conceptuelle inédite. Par le biais d’un récit policier somme toute conventionnel, la réalisatrice livre une étude clinique percutante à travers un voyage dans l’inconscience d’un soldat du Vietnam traumatisé, ceci, dans un thriller aussi efficace que déroutant.
Avec sa barbe touffue, son air enragé à fleur de peau, et sa ressemblance troublante avec Mel Gibson, Joaquin Phoenix offre une performance remarquable en vétéran suicidaire à la carrure de molosse. Il incarne avec force ce personnage de Joe, pur produit de la folie des hommes. On ne l’avait jamais vu aussi émouvant et désespéré. Le montage du film est une merveille de découpages et de choix d’angles qui redéfinissent la représentation de la violence à l’écran. L’horreur se lit davantage sur les visages qu’elle n’affronte frontalement et crûment nos rétines. Le traumatisme du personnage de Joe est représenté à travers des hallucinations, des cauchemars et des retours difficiles à la réalité. Joe semble vivre dans un monde fantasmatique tout en affrontant des problèmes personnels quotidiens, les frontières entre l’inconscient et la réalité, les projections mentales et le présent vécu étant difficilement perceptibles par le spectateur. Le montage s’avère brillant, tant il exploite avec grâce les subtilités du flashback et du parallèle avec la réalité. En ce sens, le titre original du film You Were Never Really Here (« Tu n’étais jamais vraiment là ») est bien plus énigmatique et prend tout son sens à l’issue du film.
Dans certaines scènes, Lynne Ramsay entraîne son personnage dans des séquences oniriques symboliques qui nous ramènent aux grandes heures du sous-estimé Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, qui avait aussi pour lui une volonté de renouveler la vision de la violence. Mais sous couvert de traiter ce récit somme toute linéaire, Lynne Ramsay explore en filigrane les fondements de la société américaine bâtie sur une violence inavouable mais acceptée. Dans une scène où Joaquin Phoenix a un ultime réflexe empathique pour un homme à l’agonie qu’il vient froidement d’abattre, la cinéaste écossaise représente la compréhension d’une génération envers leurs aïeuls. On se rappelle que dans son précédent film, Lynne Ramsay faisait du lien maternel son sujet principal, elle en conserve ici la substance d’émotion nécessaire qui raccroche le personnage de Joaquin Phoenix à sa mère et, de fait, à ce qui lui reste d’humanité. C’est un lien dont il va devoir difficilement hériter lorsque, face à un déchaînement de violence, il ne lui restera plus qu’à se lancer dans une ultime quête pour sauver une jeune fille, trop tôt pervertie, qui semble être la seule raison de faire prospérer ce monde en déliquescence avec l’espoir de le rendre meilleur.
En s’appropriant un matériau d’une simplicité évidente, Lynne Ramsay évite l’écueil du thriller vu et usé jusqu’à la moelle pour le réinventer en permanence, de la mise en scène sophistiquée à son propos d’une profondeur remarquable en passant par une représentation de la violence comme on n’en avait jamais vue. Pas de doute, A Beautiful Day est d’une puissance et d’une maîtrise à toute épreuve. Chef d’œuvre !
L’avis qui hurle à la déception
Déception. A Beautiful Day n’est objectivement pas un mauvais film, loin de là. Selon la sensibilité de chacun, certains apprécieront, d’autres resteront sans doute sur le bas-côté, comme exclus de la tentative cinématographique que propose ici Lynne Ramsay. C’est là qu’arrive ce sentiment, celui de la déception, cette impression de n’avoir pas compris ce phénomène pourtant présenté comme une « bombe cannoise ».
Dans un premier temps, le parti pris de mise en scène peut paraître hermétique. Déjà, le mutisme extrême du personnage déroute, car il est difficile de suivre un héros dont on ne connait rien, qui n’a pas de charme ni de magnétisme, dénué de mystère, et qui refuse presque de nous laisser entrer, qui agit comme une bête, car finalement, les horreurs dont il a été témoin lui ont volé sa vie, son humanité. Restent des râles, une silhouette massive et bancale, une âpreté volontairement repoussante, qui rendent le tout assez rude, voire antipathique. L’empathie ne s’installe pas, et le rapport du spectateur au protagoniste semble forcé et artificiel. Ici, pas de fascination, pas de magie, pas de désir, pas de fantasme : juste une épave informe et impénétrable, un fou entouré d’un mur invisible.
De même, la façon dont les souvenirs du vétéran sont amenés est relativement déplaisante, en partie à cause d’un montage trop brutal, saccadé et fragmentaire. On assiste à des éclats de vie, des bribes de chemin, et là encore, le manque de linéarité nous empêche d’emboîter le pas au personnage, dont l’errance décourage plus qu’elle n’émeut. La superposition des dialogues du présent avec ceux du passé, qui instaure une sorte d’écho, est là encore un procédé qui laisse imperméable aux souffrances et aux troubles de Joe, cet homme bloqué dans ses pensées, prisonnier de ses fantômes : on ne peut pas décrypter la psychologie d’un individu dont on ignore le vécu. La réalisatrice démarre son film in medias res, non pas dans son action, mais à travers son personnage, déjà endommagé avant que l’on arrive, et dont rien ne sera jamais expliqué, ou si peu. En partant de ce constat, comment faire en sorte que le public s’investisse lorsque que le film n’offre rien d’autre à voir que les pérégrinations incohérentes d’un soldat absent au monde ? C’est bien ça le problème. Conséquences ? Perplexité et le détachement croissant d’un spectateur pris de court, qui n’a aucun point d’accroche.
D’autre part, toujours et encore au sujet du protagoniste : le trait est poussé, la représentation du trauma outrancière. Il exhibe des cicatrices partout, car il n’est que douleur. Il ne dit rien parce que finalement, pourquoi parler ? Que dire quand on a vu l’horreur et l’absurdité ? En somme, il est perdu, il cherche la rédemption dans la nuit. On peut déplorer le fait que A Beautiful Day explore avec lourdeur un topos du cinéma (l’écorché vif, la blessure vivante) sans véritablement y apporter renouveau et finesse. Lynne Ramsay ne fait pas dans la demi-mesure : maltraitance infantile, perte de la mère, deuil, solitude, PTSD… C’est beaucoup pour un seul être, même dans un monde cruel. En conséquence, l’interprétation de Joaquin Phoenix risque de ne pas remporter tous les suffrages : si on respecte son choix de jeu, il n’en demeure pas moins que l’on puisse trouver le résultat extrême. La musique s’inscrit dans une logique similaire. Sorte de disque rayé qui bugue sans cesse, la BO a raison de notre patience car ce n’est ni agréable, ni séduisant à écouter, ni doux à l’oreille. Certes, cela reflète l’intériorité d’un Joe fêlé, cassé, à l’esprit confus. Il bloque sur ses traumatismes, il n’avance pas, la musique non plus. La démarche artistique est claire, mais une fois de plus, pas sûr que le public adhère.
Enfin, les scènes de meurtre et de violence, très rustres et soudaines, prennent au dépourvu. A nouveau, une frange du public pourra rejeter cet hermétisme un poil surfait : le rendu donne le sentiment de tomber dans un certain maniérisme « what-the-fuckiesque » qui, paradoxalement, ennuie. Il ne se passe rien, et le film n’instaure ni ambiance ni rythme, malgré une intrigue de fond chargée et un message très pessimiste qui prête parfois à rire par sa noirceur à la limite de l’immaturité : Lynne Ramsay cherche-t-elle à nous dire que l’humanité est damnée, rongée par le vice ? En tous les cas, A Beautiful Day use et abuse d’un symbolisme gros sabots, jusqu’à cette fin étrange où la rédemption se présente en la personne d’une sorte d’ange blond assassin, enfant dont la pureté a été piétinée et bafouée… Si le dénouement offre une piste de réflexion intéressante sur l’inné et l’acquis déjà amorcée dans We Need to Talk about Kevin (comprenez : naît-on avec la racine du mal en nous ou notre innocence est-elle pervertie par la vie ?), le film ne parvient pas à séduire. Ce n’est pas le choc attendu.
A Beautiful Day : Bande-Annonce
A Beautiful Day : Fiche Technique
Titre original : You Were Never Really Here
Réalisation : Lynne Ramsay
Scénario : Lynne Ramsay, d’après une nouvelle de Jonathan Armes
Interprétation : Joaquin Phoenix (Joe), Ekaterina Samsonov (Nina), Alessandro Nivola (Le Sénateur Williams), Alex Manette (Le Sénateur Votto), John Doman (John McCleary),
Photographie : Thomas Townend
Montage : Joe Bini
Musique : Jonny Greenwood
Costume : Malgosia Turzanska
Décors : Tim Grimes
Producteurs : Pascal Caucheteux, Rosa Attab, James Wilson, Lynne Ramsay, Carrie Fix, Rebecca O’Brien, Rose Garnett
Sociétés de Production : Film4, British Film Institute (B.F.I.)
Distributeur : SND
Budget : /
Festival et Récompenses : Prix d’Interprétation Masculine et Prix du Scénario ex-æquo au Festival de Cannes 2017
Genre : Thriller, drame
Durée : 85min
Date de sortie : 08 novembre 2017
Etats-Unis – 2017