A l’occasion de la redécouverte de La Soif du Mal version Director’s Cut à l’Arras Film Festival 2018 et de la sortie sur Netflix de The Other Side of the Wind, film de Welles jamais terminé et donc inédit : retour sur les questionnements qui entourent ces deux objets filmiques remontés ou terminés par d’autres individus bien après le décès du bonhomme, et qui se targuent d’incarner au plus près sa vision.
Doit-on vraiment encore présenter La Soif du Mal ? Ce film dont le long plan d’introduction fait encore discuter les cinéphiles, critiques, et autres ciné-autorités sur sa véritable nature : est-il un plan séquence ou non ? Au-delà de la question et des masturbations compulsives qui en ont résulté et aspergent toujours l’œuvre, La Soif du Mal director’s cut se doit d’être réfléchie sur sa conception. En effet, le revisionnage du métrage sur grand écran fut aussi grandiose que perturbant tant la version projetée de Touch of Evil semble malade…
Finalement, peu des cinéphages avertis le savent, ou y prêtent attention, malgré l’existence du petit paragraphe d’introduction. Le petit pavé explique que la version présentée n’est pas celle sortie en salle en 1958, mais un remontage du film sorti en 1998, soit treize ans après la mort du réalisateur. Attention, le re-editing du montage n’a pas été initié à tout hasard. Il fut basé sur un texte de Welles envoyé au studio après que ce dernier eut lancé des reshoots de son film par un réalisateur aujourd’hui oublié, Harry Keller. Dans l’écrit, Welles mettait toute son énergie à demander au studio les changements qu’il aurait apparemment voulu lui même opérer sur la version destinée aux salles de cinéma quand il a appris la volonté de l’entreprise de retourner sur le plateau. Ainsi la question se pose : Welles aurait-il écrit cette note de modifications sous la colère s’il n’y avait pas eu de reshoots ? Autre point, l’introduction explique que cette version serait la plus proche quant à la volonté du réalisateur mais : premièrement, Welles n’a pas adoubé ce montage ; deuxièmement, sa « volonté » n’existait pas avant l’affaire des reshoots. Ainsi, à la lecture des ces éléments, la version director’s cut posthume peut-elle réellement être qualifiée de « version du réalisateur » ?
The Other Side of the Wind questionne plus profondément le problème. En effet, le film n’a jamais été terminé et n’est donc jamais sorti en salles. En guise d’introduction, un texte défilant revient rapidement sur le projet et son achèvement : « À 55 ans, après deux décennies d’exil, Orson Welles revint à Hollywood pour s’atteler à son grand retour, De l’autre côté du vent. Le tournage, débuté en 1970, se prolongea, avec de nombreuses interruptions, jusqu’en 1976, le montage durant quant à lui jusqu’aux années 80. Englué dans un chaos juridique, financier et politique, il ne put terminer le film. Welles décéda en 1985, laissant derrière lui près de 100 heures de rushes, une copie de travail faite de bout à bout, quelques scènes montées, des scripts annotés, des mémos, des réflexions et directives. Nous tâchons d’honorer et de mener à bien sa vision.«
The Other Side of the Wind, l’événement Netflix
Puis vient le générique dans lequel on trouve noté Orson Welles dans le montage au-dessus d’un autre monteur, celui qui a conçu techniquement le montage. Evitons de paraphraser le texte d’introduction et relisons-le. Jetons aussi un œil sur l’écrit de Culturebox consacré au film : « la production a fait appel au monteur Bob Murawski, qui s’est appuyé sur la quarantaine de minutes de scènes montées par Welles avant sa mort, en 1985, mais aussi sur des notes d’intention très précises et plusieurs versions du scénario imaginé par le maître avec sa dernière compagne, l’actrice Oja Kodar ». Des questions s’accumulent alors : peut-on vraiment considérer qu’une version de travail et des bouts de notes et esquisses – d’un homme qui a trimballé pendant vingt ans le projet mis en pause et réactivé à plusieurs reprises avant d’être abandonné pour des raisons politiques et autres causes – puissent réellement servir la finalisation du film sans réalisateur pour achever sa vision ? Est-ce qu’entendre parler de smartphones et de caméras numériques par la voix off d’un personnage qui ouvre l’œuvre est logique ? Est-ce que monter ce film à partir de cent heures de rushes avec un regard moderne sur des artefacts qui ne forment pas nécessairement une vision cohérente – et surtout factuellement inachevée – est judicieux ?
Qu’un réalisateur retouche son film, tel George Lucas sur Star Wars ou Steven Spielberg sur E.T. est une chose. Qu’un autre se réapproprie son œuvre abimée par les impératifs des producteurs ou du studio tel Ridley Scott avec Blade Runner en est une autre. Qu’un long métrage inachevé soit mené à terme sans son réalisateur pose problème. Certains vont vite crier : « Kubrick ! », « Eyes Wide Shut »… Certes, bien des « morceaux de pelloche » ont du être terminés sans leur réalisateur, que ce soit Eyes Wide Shut sorti en salles quatre mois après le décès de son réalisateur Stanley Kubrick qui venait de finir le montage – par ailleurs censuré par la Warner pour sa sortie en salles aux Etats-Unis –, toutefois le mixage fut complété sans lui ; ou Il est difficile d’être un dieu, le « grand film » d’Alexeï Guerman décédé alors qu’il achevait le montage finalement abouti par sa compagne, gardienne d’un temple créatif qui a tout de même duré plus de treize ans. Oui, il y a derrière les films posthumes des « gardiens » tentant de sauvegarder les volontés du réalisateur après sa mort. C’est le cas sur The Other Side of the Wind, pour lequel Orson Welles avait demandé à son ami cinéaste Peter Bogdanovich de lui promettre de parachever le film. Néanmoins, il ne s’agit pas, comme sur les deux cas cités plus haut, d’un métrage presque fini peu avant une sortie en salle relativement programmée, mais d’un projet déterré, notamment par Netflix. Le soutien de la société de streaming légal à ce projet n’est pas simplement cinéphile. Il permet au géant américain d’élargir son catalogue et donc son spectre de spectateurs. Mais élargissons notre vision : si Netflix attire les cinéphages et autres passionnés sur sa plateforme avec ce film, il devrait permettre à cette arlésienne d’être visible par un champ plus large de spectateurs. Cela, si l’algorithme le permet, car pour l’auteur de cet article, malgré l’entrée de films classiques dans ses préférences, le « dernier Welles » était hélas invisible à sa « sortie », noyé dans la masse d’éléments de Netflix. La diffusion de The Other Side of the Wind dans de telles conditions peut amener à quelques situations discutables : est-ce que le spectateur lambda ou le binge watcher qui tombera dessus s’inquiétera du processus de création du film ? Ne le consommera-t-il pas comme un programme parmi tant d’autres ? Quant aux cinéphiles venus chercher leur œuf de Pâques dans la chasse aux trésors de Netflix après l’avoir longtemps fantasmé, certains crient déjà au « dernier chef d’œuvre d’Orson Welles » (cc Vanity Fair avant même sa vision), tout comme on pouvait entendre à l’Arras Film Festival le director’s cut de La Soif du Mal qualifié du même éloge. L’œuvre de Welles est confrontée à un souci de mémoire et de glorification facile, là où la réalité des multiples réalisateurs passés sur Duel au Soleil – officiellement signé par King Vidor au générique – est connue, tout comme le fait qu’il soit le film d’un producteur, David O. Selznick. Pourtant, bien se souvenir de Welles, c’est aussi se remémorer le Welles tantôt génial tantôt mégalo, et bien sûr le cinéaste combattant qui, malgré son éternel succès qu’est Citizen Kane, fut en conflit avec les studios alors qu’il réalisait ses brillants La Splendeur des Amberson, La Dame de Shanghai, et son échec commercial qui l’a poussé en Europe, Macbeth.
Ces trois films ont d’ailleurs été retouchés pas les studios, le dernier se verra être coupé d’une trentaine de minutes. Malgré cela, Welles le maudit n’en a pas moins été génie. Si beaucoup de « chefs d’œuvre » de l’histoire du cinéma ont été réalisés avec bien des contraintes, la mémoire collective liée à Welles ne semble pas s’inquiéter des statuts questionnables d’objets filmiques tels que le director’s cut de La Soif du Mal, ou encore The Other Side of the Wind. Ce sont des films, ils sont là, on peut les regarder, donc les voir et les entendre, ils existent, et c’est tout, le monde n’a pas à savoir le qui, le pourquoi et le comment, a-t-on pu entendre dans des repas de famille et même au cinéma. Est-ce que les spectateurs vont alors regarder Ils m’aimeront quand je serai mort, le formidable documentaire de Morgan Neville revenant sur la genèse difficile de l’inachevé The Other Side of the Wind, présenté par et sur Netflix pour accompagner et probablement compléter l’expérience du dernier show Wellesien ? Le géant américain a certainement conscience des enjeux du projet fou et inachevé de Welles et de la mystique qui l’étreint, mais la remise en cause de l’existence d’une version achevée du « dernier film de Welles » ne semble pas être sa préoccupation. Après tout, ils ont pu se jouer de posséder cet objet unique lorsque Cannes a refusé cette année de diffuser leurs films. Netflix s’est ensuite targué de le projeter au festival de Venise. N’aurait-il pas été préférable de présenter le projet à la manière de Serge Bromberg avec L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot, plutôt que de vouloir nous amuser avec leur film de luxe réalisé par Orson Welles sans Orson Welles, soit une œuvre zombie ?
Heureusement, les premiers écrits des médias français dédiés au cinéma n’hésitent pas à remettre en question l’existence du long métrage. C’est notamment le cas d’Erwan Desbois, auteur chez les éditions Playlist Society, qui propose l’une des plus intéressantes théories – théorie double précisément – autour du long métrage, remettant en cause son achèvement en citant justement le documentaire de Neville : « Observer Welles s’obstiner à étirer la production sur une décennie, et refuser de saisir les signes lui indiquant qu’il était temps de rendre sa copie, conduit à envisager l’hypothèse qu’il ne souhaitait pas achever De l’autre côté du vent. Certains intervenants de Ils m’aimeront quand je serai mort rejettent cette théorie, d’autres y croient fortement – et il y a de quoi être séduit par cette idée, d’un Welles plus attaché à avoir de quoi travailler jusqu’à sa mort qu’à la présentation au monde du produit de ce travail. De cette théorie, on peut en tirer une autre, plus spéculative et subjective (elle requiert d’être mitigée devant le résultat final). Sa carrière ayant démarré avec Citizen Kane, film où il est omniprésent et qui est célébré comme génial, Welles aurait pu vouloir finir avec l’exact opposé. Soit un film dont il serait entièrement absent, puisque montré de façon posthume en plus d’être soi-disant réalisé par d’autres ((le personnage de) Hannaford et les invités de la fête) ; et dont la qualité prêterait autant à discussion que la perfection de Citizen Kane pousse au consensus.»
Ci-dessus, la bande-annonce du documentaire de Morgan Neville, Ils m’aimeront quand je serai mort