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« Les Tuniques Bleues » : histoire(s) et dessins

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les Tuniques Bleues est un monument de la bande dessinée franco-belge. La série se penche sur l’Ouest américain fictif, marqué par ses influences historiques et ses thèmes sociaux. Les éditions Dupuis proposent aujourd’hui, dans un superbe volume, de redécouvrir la genèse et l’évolution de cette série qui a marqué des générations de lecteurs.

Raoul Cauvin et Willy Lambil, figures emblématiques de la bande dessinée belge, ont tous deux vu le jour à la fin des années 1930. Leur jeunesse se déroule sous l’ombre de l’Occupation, un contexte qui forge une résilience et une approche culturelle singulières. Inspirés par le cinéma américain de John Ford et Raoul Walsh, le jazz et les premiers pas de la télévision, ils entrent chez Dupuis presque au même moment : Lambil y débute comme lettreur avant d’apprendre aux côtés de Jijé, tandis que Cauvin se dirige vers le cinéma d’animation chez TVA Dupuis. La série Les Tuniques Bleues naît en 1968, dans un contexte éditorial complexe, marqué par la relative déchéance d’Yvan Delporte – mais aussi la compétition entre les magazines Spirou et Tintin.

La disparition soudaine de Louis Salvérius, dessinateur initial de la série, en plein travail sur un album, conduit Thierry Martens, rédacteur en chef, à proposer à Lambil de reprendre le flambeau. Ce dernier accepte, conscient de la responsabilité de maintenir la précision historique, tant les lecteurs de l’époque n’hésitent pas à signaler la moindre erreur. Sans l’aide d’Internet, encore inexistant, l’importance du travail de documentation pour reproduire fidèlement décors et uniformes de la Guerre de Sécession est évidente. Cette dimension créative est rappelée dans la longue présentation liminaire et elle se prolonge plus loin à travers les commentaires des auteurs.

Au fil des albums, Les Tuniques Bleues se distinguent par un engagement social clair. L’album Blackface de 1982, par exemple, aborde le racisme et les racines de la Guerre de Sécession. Cauvin et Lambil ne se contentent pas d’une représentation superficielle ; ils plongent dans les complexités de l’époque, confrontant leurs personnages à des questions éthiques profondes. Les dessins de Lambil, caractérisés par des perspectives allongées et un premier plan détaillé, enrichissent le récit, tout en introduisant des éléments comiques qui adoucissent les thèmes plus lourds. Les Tuniques bleues, une vie en dessins se montre généreux : il s’intéresse aux personnages, aux intrigues, au processus de création.

Ce dernier est rigoureux : trois mois de préparation suivis de trois semaines d’écriture intense. Lambil insiste sur la spontanéité du crayonné pour éviter un rendu trop rigide à l’encre. Des détails techniques, comme l’utilisation de la gouache blanche pour les effets de brouillard, montrent également la minutie du travail. Cauvin, pour sa part, met un point d’honneur à démarrer chaque aventure avec une scène grandiose, favorisant une immersion immédiate du lecteur dans l’histoire. Tous ces éléments stylistiques sont illustrés et commentés dans le corpus de l’ouvrage, qui déconstruit à sa façon le travail des auteurs, pour permettre aux lecteurs de démystifier les albums des Tuniques bleues, de mieux comprendre comment ils prennent forme et pourquoi ils le font de cette façon.

Les Tuniques Bleues, une vie en dessins aide à mieux comprendre la création d’une série de bandes dessinées qui a su captiver l’imaginaire collectif par son authenticité et son engagement. Une œuvre qui demeure, des décennies plus tard, d’une importance évidente dans le neuvième art (21 millions d’albums vendus à l’heure actuelle). Qu’il s’agisse de Cauvin invoquant John Ford, Howard Hawks ou Raoul Walsh, ou Lambil expliquant ses méthodes de documentation, on prend un grand plaisir à observer tout cela par l’envers du décor.

Les Tuniques bleues, une vie en dessins, collectif
Dupuis/Champaka, avril 2024, 256 pages

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