Écrite, réalisée et interprétée par des personnes majoritairement issues de la communauté autochtone, Little Bird aborde avec subtilité une période traumatique de l’histoire canadienne rarement représentée dans la fiction : la « rafle des années soixante », aussi connue en anglais sous le terme de « Sixties Scoop ». Construite sous la forme d’un voyage initiatique, la série présente une galerie de personnages complexes hantés par leur passé et en quête de réparation.
Une envolée tragique et nécessaire vers un pan méconnu de l’histoire
La série Little Bird bouleverse autant qu’elle instruit. Réalisée par Elle-Máijá Tailfeathers, membre de la nation autochtone des Kainai et du peuple norvégien des Samis, et écrite par la cinéaste canadienne des Premières Nations Jennifer Podemski et par la dramaturge Hannah Moscovitch, cette fiction en six épisodes revient sur un chapitre de l’histoire canadienne encore trop souvent tu, invisibilisé ou méconnu : la rafle d’enfants autochtones, arrachés entre les années 1950 et 1980 à leur famille pour les assimiler à la culture dominante. Séparés de leurs proches, coupés de leur langue, de leur culture et de leur héritage, ce sont plus de vingt mille enfants qui ont été, au cours de ces décennies, placés dans des environnements non autochtones, notamment des foyers d’accueil, des familles adoptives (en Amérique du Nord et en dehors), des fermes pour la main-d’œuvre gratuite et des institutions religieuses et étatiques. Si la pratique consistant à enlever les enfants autochtones à leur famille et à leur communauté existait déjà au Canada avant les années 1960 (on pense notamment aux systèmes des pensionnats subventionnés par le gouvernement et dirigés par les églises chrétiennes), la proportion d’enfants placés explose dans les années 1960 à la suite de la mise en place du projet d’assimilation mené par le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, sous l’égide du « service de protection de l’enfance ». Cette politique, qui avait pour but d’essayer d’effacer l’identité et la culture autochtones, a généré de lourds traumas sur plusieurs générations et ses répercussions se font encore lourdement sentir aujourd’hui. Trouvant le juste équilibre entre émotions et devoir de mémoire, la série nous entraine au cœur de cette histoire douloureuse, à travers le personnage de Bezhig Little Bird, porté à l’écran dans les différents âges de sa vie par les actrices Keris Hope Hill et Darla Contois.
Une héroïne aux identités multiples
À l’âge de cinq ans, Bezhig, qui vit paisiblement sa vie d’enfant dans une réserve de la province canadienne de la Saskatchewan, voit son destin basculer : avec son frère et sa petite sœur, elle est arrachée de force à ses parents par la police et par le service de protection de l’enfance du Canada. Adoptée par une famille juive de Montréal, elle devient Esther Rosenblum. Sa mère adoptive la trouve grâce à une petite annonce publiée dans le journal. Sa mère biologique la cherche, quant à elle, jusqu’à l’épuisement physique et mental, impuissante toutefois face à une machine judiciaire et politique qui la dépasse et la méprise. Bezhig/Esther grandit au sein d’une nouvelle communauté et auprès d’une mère qui cherche inconsciemment en elle un lien à la famille qu’elle a perdue pendant l’Holocauste. À cette mère à la fois forte et fragile, interprétée par l’actrice Lisa Edelstein, il ne faut pas poser de questions sur le passé, sur les origines. Bezhig/Esther le sait, elle l’a compris, elle protège sa mère de ses questionnements et enterre pendant de longues années son besoin de réponses. Lorsque nous rencontrons l’héroïne, elle se trouve cependant à un moment charnière de sa vie qui va précipiter son désir de comprendre son histoire : elle est dans le début de sa vingtaine, elle s’apprête à terminer ses études en droit, à se marier, à quitter le nid familial, à prendre son envol et son indépendance. Même si elle semble bien intégrée à sa nouvelle communauté dont elle connait tous les rites et les codes, elle subit toutefois le racisme et le rejet, notamment de la part de sa future belle-famille. Se sentant dans l’impossibilité de continuer sa vie sans connaitre la vérité sur son passé et nostalgique d’une petite enfance dont elle n’a que des bribes, elle va tout quitter pour partir à la recherche de sa famille biologique, de son identité, de son histoire. Au fil des épisodes, la série met brillamment en scène la manière dont fonctionne la mémoire traumatique, en nous montrant l’héroïne hantée par des images dont elle ne sait déterminer si elles lui appartiennent ou non et qui vont, finalement, se fixer sur l’événement qui a tout fait chavirer : son arrachement à ses parents. L’identité fractionnée, le sentiment de n’appartenir à aucune histoire et la sensation de déracinement sont autant de ressentis et d’émotions complexes qui traversent le personnage principal et que la série réussit à illustrer visuellement avec une grande délicatesse. Les différentes identités de Bezhig/Esther s’entremêlent au fil des épisodes, à mesure que son présent et son passé se rejoignent. Une scène vient illustrer ce sentiment de réconciliation des identités et d’apaisement qui s’installe finalement en elle : dans un moment de deuil, elle permet aux rituels autochtones et juifs de se mélanger, ou en tout cas de coexister, laissant ainsi s’exprimer les deux pans de son histoire et de sa culture.
Subjectivité et réappropriation du discours
La série s’articule à partir du point de vue de Bezhig/Esther qui, à chaque épisode, remonte le fil de sa propre histoire. Nous sommes donc dans une fiction qui assume la subjectivité de son regard et le fait qu’elle présente le récit d’une expérience parmi tant d’autres. En suivant le chemin parcouru par l’héroïne, on rencontre toutefois d’autres personnages qui ont d’autres vécus dont ils témoignent avec douleur : devenues adultes, les victimes de la rafle racontent les violences sexuelles, morales et physiques subies dans les familles d’accueil, l’exploitation de leur force de travail par les familles adoptantes et les problèmes de dépendance générés par les chocs traumatiques auxquels ils ont dû faire face. On voit aussi comment les victimes, ayant à présent fondé leur propre famille, vivent dans la peur constante de voir se reproduire le traumatisme de leur enfance, dans la peur de se faire arracher, à leur tour, leurs enfants. Ainsi, au-delà de l’histoire particulière de Bezhig/Esther, Little Bird propose une lecture plus vaste des conséquences, sur le plan humain et psychologique, de la rafle des années 1960 et plus largement du traitement des populations autochtones par le gouvernement canadien. Pour la réalisatrice Elle-Máijá Tailfeathers, le cinéma est « une forme d’action directe non violente contre des problèmes comme la violence à l’encontre des femmes et la dégradation des terres autochtones ». La fiction et la création permettent donc de générer une forme d’action. Elles ont certes une portée éducative, mémorielle, esthétique et politique, mais elles permettent également une réappropriation du pouvoir : celui d’être porteuse ou porteur de son discours, de son vécu, de son histoire personnelle et de celle de sa communauté. Dans les territoires colonisés, la parole est toujours un enjeu majeur. Qui parle ? Qui raconte ? Et selon quel ancrage ? À travers la littérature, les arts visuels, le cinéma, le théâtre, dans les cours à l’université ou encore dans des émissions à la radio, la parole autochtone se déploie, permettant de raconter une histoire trop souvent exprimée par d’autres ou effacée par les pouvoirs colonialistes. Par cette volonté de se réapproprier le discours et de partir de l’intime pour parler du politique, Little Bird se rapproche du film Beans, réalisé en 2020 par la réalisatrice mohawk Tracey Deer. Ce long métrage a pour toile de fond la crise d’Oka (appelée aussi « résistance de Kanesatake ») qui a opposé durant l’été 1990 les Mohawks de Kanesatake au gouvernement québécois, puis canadien. La réalisatrice aborde les événements en épousant le point de vue de la jeune héroïne, qui constitue en quelque sorte son double fictionnel, Tracey Deer ayant réellement vécu la crise d’Oka et la violence des affrontements lorsqu’elle avait douze ans. Little Bird et Beans constituent donc des exemples de fictions qui proposent de jeter un nouveau regard, ancré dans une perspective autochtone, personnelle et militante, sur des événements historiques majeurs dans l’histoire contemporaine du Canada.
Deux documentaires pour accompagner la fiction
Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin et mieux comprendre le contexte politique et social de Little Bird, la chaine Arte a mis à disposition, en complément de la diffusion de la série sur sa plate-forme, le documentaire du journaliste indépendant Gwenlaouen Le Gouil, Tuer l’Indien dans le cœur de l’enfant (2020). Dans cette enquête, Le Gouil va à la rencontre des survivantes et des survivants du système des pensionnats qui a duré pendant des décennies au Canada et dont le dernier a fermé ses portes seulement en 1996. À travers des récits d’expériences personnelles, le documentaire montre comment la colonisation a marqué les corps et les esprits, tout en cherchant à effacer la culture et l’identité autochtones. Également, le documentaire intitulé Coming Home: Wanna Icipus Kupi (2023) permet d’accompagner le récit de fiction tissé dans la série. Réalisé par Erica Marie Daniels, réalisatrice crie/ojibwée de la Première nation Peguis, le documentaire aborde l’impact de la rafle des années 1960 sur l’identité et l’histoire autochtones en donnant la voix à l’équipe créative de Little Bird et à d’autres membres de la communauté autochtone rencontrés lors du tournage. Mêlant des entrevues à des scènes d’archives et à des extraits de la série, Coming Home: Wanna Icipus Kupi offre un témoignage dense sur les conséquences de ce traumatisme transgénérationnel, tout en mettant en évidence la résilience qui passe à travers la réappropriation du discours et le pouvoir que l’on gagne à raconter sa propre histoire.
Bande-annonce : Little Bird
Fiche technique : Little Bird
Réalisation : Elle-Máijá Tailfeathers
Scénario : Jennifer Podemski et Hannah Moscovitch
Distribution : Ellyn Jade (Patti Little Bird), Osawa Muskwa (Morris Little Bird), Keris Hope Hill (Bezhig enfant), Darla Contois (Esther Rosenblum/Bezhig adulte), Lisa Edelstein (Golda Rosenblum), Tayton Mianskum (Leo enfant), Braeden Clarke (Leo adulte), Gideon Starr (Niizh enfant), Joshua Odjick (Niizh adulte), Charlotte Cutler (Dora enfant), Imajyn Cardinal (Dora adulte), Michelle Thrush (Brigit), Eric Schweig (Asin)
Date de sortie : mai 2024
Chaines de diffusion au Canada : Crave et Réseau de télévision des peuples autochtones
Chaine de diffusion en France : Arte
Pays de réalisation : Canada
Sociétés de production : Original Pictures et Rezolution Pictures
Productrices et producteurs : Tanya Brunel, Philippe Chabot, Jessica Dunn, Lori Lozinski, Claire MacKinnon et Ellen Rutter
Image : Guy Godfree
Montage : Justin Lachance
Musique : Jason Burnstick et Nadia Burnstick
Costumes : Charity Gadica et Maureen Petkau
Décors de film : David Brisbin
Distinction : « Prix du public » Séries Mania 2023
1 saison – 6 épisodes