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« Fichue famille » : fractures hollandaises

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Quand les Indes hollandaises ont donné naissance à l’Indonésie indépendante à la fin des années 1940, elles ont occasionné, par ricochet, toutes sortes de situations complexes. Pendant que le plus grand archipel du monde prenait en main sa destinée, les départs de familles recomposées vers les Pays-Bas se multipliaient. Fichue famille se penche sur l’une d’entre elles.

Au départ, il y a un roman en soixante tableaux d’Adriaan van Dis. Ce célèbre écrivain néerlandais y brosse le portrait de son père, un Hollandais venu d’Indonésie et cherchant désormais à se faire une place en Europe. Avec Fichue famille, le scénariste et illustrateur Peter van Dongen décide d’adapter ce bouquin en bande dessinée. Il y trouve en effet l’écho de sa vie personnelle. Car le dessinateur de Blake & Mortimer a lui-même un père hollandais et une mère indonésienne, c’est-à-dire une histoire personnelle liée à la colonisation.

Comment se faire accepter en tant qu’étrangers dans un pays d’Europe occidentale ? Peter van Dongen irrigue son récit de regards acrimonieux, de commentaires déplacés, de soupçons illégitimes. Il en va notamment ainsi quand des Hollandais fantasment sur le train de vie de la famille Java ou lorsqu’on accuse le père d’avoir bénéficié d’une propriété offerte par l’État. Dans les années 1950 comme aujourd’hui, il est difficile pour des allochtones de se faire accepter dans leur pays d’accueil. Et l’intégration ou le sentiment de bien-être en demeurent profondément affectés.

Le « Gosse » est l’autre versant majeur de cette bande dessinée. Il est rejeté par ses sœurs car différent et né aux Pays-Bas. Fils unique de M. Java (ses filles ont été le fruit de la première union de leur mère avec un Indonésien), il est systématiquement associé à son père et ses failles : le désœuvrement, l’intransigeance, la maladie psychiatrique… Il faut dire que son passé comporte des épisodes douloureux : le paternel est rescapé des camps japonais et a longtemps attendu, en vain, des nouvelles de sa première femme. Quoi qu’il en soit, le « Gosse » (c’est ainsi qu’on le surnomme) se perd plus souvent qu’à son tour dans son imagination : il revit la guerre par procuration et dialogue avec un frère imaginaire.

Cette famille aux fêlures béantes est symptomatique. De l’immédiat post-colonialisme, des identités multiples, de l’insertion des étrangers en Europe occidentale… Fichue famille constitue en ce sens un témoignage précieux, partiellement autobiographique, posté à hauteur d’enfant. Cet album montre la difficulté de prendre langue avec une société tierce lorsque tout la pousse à dire : « On n’est pas en Indonésie ici ». Cette remarque s’appliquera notamment à l’absence de scolarité du « Gosse » ou à la musique que M. Java et sa femme écoutent chez eux. Leur relation à tous deux avec leur fils constitue par ailleurs un sujet important, bien développé par Peter van Dongen, dont le travail d’écriture, multidimensionnel, et les dessins, de teintes jaunes-vertes-bleues, méritent certainement le coup d’œil.

Fichue famille, Peter van Dongen
Dupuis, juin 2020, 128 pages

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