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Ciao bitume et… bonjour la campagne !

Dans un monde chaotique, deux frères fuient la ville. Sans projet précis, ils vont découvrir qu’en dehors de la ville, tout ne tourne pas rond non plus. La faune et la flore subissent également une atmosphère pesante.

Ciao bitume et… bonjour la campagne ! C’est dans cet esprit que les deux personnages organisent leur évasion d’un univers qu’ils ne supportent plus. On remarque néanmoins qu’on ne sait pas grand-chose de cet univers que fuient les garçons, puisqu’on ne les voit croiser personne en ville. C’est un peu plus tard, en lisant les titres sur ce qui ressemble à un journal local que les doutes se confirment : Thomas Verhille nous emmène dans une sorte de futur relativement proche où tout se déglingue. Le nom du journal donne le ton : Le Bordel !

Fuir, à tout prix

Très complices, les deux garçons ont trouvé un véhicule original pour leur expédition. Ils se ressemblent au point de passer pour des jumeaux. Leurs prénoms restant indéfinis, pour les distinguer on note juste que l’un porte une casquette et l’autre un bonnet. Ils affirment avoir fui un foyer et n’avoir pas de parents. De toute façon, ils ne comptent pas revenir en arrière.

Au vert

Que cherchent-ils exactement ? Sans doute avant tout fuir un univers bétonné où dominent le noir et la dureté (symbole : le bitume). Mais la campagne leur réserve quelques surprises, dès les premières personnes sur qui ils vont tomber. Sans doute un peu trop confiants et naïfs, ils ne voient pas venir un accident qui va servir de révélateur. Il s’avère que dans ce monde bousillé, la campagne abrite quelques énergumènes qu’ils auraient été bien avisés d’éviter.

Une tranquillité toute relative

Bien entendu, le hasard et les circonstances s’enchaînent et les deux garçons vont affronter quelques situations totalement inattendues qui vont montrer l’étendue de leur imprévoyance, mais aussi de leur opportunisme. Ils vont donc croiser davantage de monde à la campagne qu’en ville. Il ne faudrait pas en déduire que les campagnes se seraient repeuplées. Non, elles semblent au contraire servir de refuge à quelques marginaux qui y trouvent le moyen de s’y livrer à leurs activités sans trop attirer l’attention. On y trouve même une jeune femme qui vit dans une cabane comme dans un western, avec quelques bêtes qu’elle élève dans une prairie. Autant dire que c’est la seule personne inoffensive (sauf si elle doit défendre son territoire), car les autres cultivent des inimitiés qui tournent à l’obsession agressive. Les garçons vont se retrouver au milieu de querelles qui pourraient dégénérer. Leur position se fragilise rapidement.

Demain les chiens

Ce que Thomas Verhille laisse entendre dans cette BD, c’est que si notre monde se dégrade, les conséquences ne seront pas seulement supportées par telles ou telles catégories d’individus (qu’elles soient sociales, régionales ou de classes d’âges par exemple). Il fait bien sentir que les habitants de la planète sont comme les passagers d’un même bateau : en cas de tempête, nul ne peut échapper au danger. À ce titre, il fait sentir ce que la dégradation de la planète peut entraîner pour le règne animal. Petite parenthèse pour rappeler ce que nous savons tous désormais : beaucoup d’espèces sont menacées, ce qui n’est pas de l’ordre de l’information à traiter à la légère, parmi d’autres en apparence plus graves. Le jour où disparaîtra le tigre du Bengale (pour donner un exemple) sonnera comme un puissant signal d’alarme pour l’espèce humaine. Car d’autres disparitions suivront, comme d’autres l’auront précédées. À quoi bon se montrer capable d’observer et signaler ces disparitions, si nous ne sommes pas capables de les empêcher ? Bref, le dessinateur met en scène un déséquilibre qui passe par le fait que, désormais, les chiens pullulent à l’état sauvage, dans la nature. Les quelques autres espèces qu’on aperçoit au détour de certaines planches présentent souvent un aspect suspect (comme si elles avaient subi des mutations génétiques suite à des irradiations), surtout aux alentours de la ville. Concrètement, les hommes supportent assez mal l’évolution de leurs conditions de vie. Ils deviennent assez nerveux et des chiens en subissent les conséquences. Pas étonnant qu’ils se montrent eux aussi agressifs et nerveux. Très significatif, le terrible cauchemar subi par l’un de ces chiens.

Construire, jusqu’à la folie ?

Alors, si Thomas Verhille pèche un peu en laissant ses lecteurs imaginer la vie dans la ville (dominée par des chantiers de construction), il compense très largement avec ce qu’il fait vivre aux garçons qui fuient cette ville. Le comportement des uns et des autres est assez révélateur d’un état d’esprit général (les quelques titres sur le journal qu’on aperçoit ne laissent aucun espoir d’accalmie). Concrètement, il fait sentir qu’il en faudrait sans doute bien peu par rapport à ce que nous connaissons déjà pour initier un retour à la barbarie.

Un premier album réussi

Ce constat très pessimiste est mis en scène de manière quasi réaliste par le dessin soigné (impressionnant de maîtrise) de Thomas Verhille qui propose un noir et blanc de qualité mettant bien en valeur son sens des situations choc. Très à l’aise pour tout ce qui relève des décors notamment, il maîtrise bien les possibilités offertes par les codes de la BD (et ose à bon escient quelques cases de grande taille), en faisant sortir le texte des phylactères pour accentuer certains effets (bruits plus ou moins forts). Intelligent, son scénario enchaîne des péripéties qui ajoutent régulièrement du piquant. N’oublions pas la scène d’ouverture en trompe-l’œil, particulièrement réussie. On peut aussi remarquer vers la fin qu’on va vers une éclipse de Lune, relativisant le désastre terrestre par rapport à la course immuable des astres. Bref, avec un album pas spécialement épais ou bavard (112 pages, format 20 x 27,5 cm), Thomas Verhille nous embarque dans un univers légèrement décalé (suffisamment pour créer le malaise) où la puissance des images produit des impressions durables.

Ciao bitume, Thomas Verhille
6 Pieds sous Terre (collection monotrème), mars 2020, 112 pages
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4