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« Pétaouchnok(s) » : Riccardo Ciavolella scrute les lieux porteurs d’imaginaires

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans un monde fasciné par l’exotisme des lieux inaccessibles et les métaphores spatiales, l’essai de l’anthropologue Riccardo Ciavolella offre un prisme passionnant pour comprendre comment des lieux, imaginaires ou réels, deviennent des expressions linguistiques décrivant l’ailleurs – lointain ou perdu, exotique ou péjoratif. Pétaouchnok(s) s’efforce de déchiffrer le réseau complexe de significations culturelles, historiques et sémantiques qui s’entrelacent dans ces toponymes.

L’examen des toponymes en tant que métaphores porteuses de significations diverses invite à un dialogue interdisciplinaire qui englobe la culture locale, l’histoire, la linguistique et, bien entendu, la géographie. Pour comprendre ce phénomène, prenons l’exemple emblématique de Canicatti, une ville sicilienne qui a également acquis une dimension imagée dans le lexique italien pour évoquer un lieu isolé, un « bout du monde » proverbial. Historiquement, cette ville était le terminus du réseau ferroviaire italien, ce qui peut expliquer cette association avec l’éloignement. De manière paradoxale, même les résidents de Canicatti ont leur propre « Pétaouchnok » : Carrapipi, une déformation dialectale pour Valguarnera Caropepe, une ville de 7000 habitants sise dans la Province d’Enna.

L’écrivain Joseph Conrad, dans son œuvre Au Cœur des Ténèbres, a utilisé l’Afrique comme une toile de fond pour explorer les thèmes de l’exotisme et de la sauvagerie. Cette perception de l’Afrique comme « terre de barbares » persiste, tout comme l’idée d’autres espaces géographiques considérés comme reculés ou exotiques. Dans ce contexte, des lieux comme Tombouctou ou Katmandou prennent des dimensions symboliques qui transcendent amplement leur réalité physique. Parfois, c’est encore plus simple : il suffit d’ajouter « les-bains » après un toponyme réel pour le transformer en une improbable destination de tourisme thérapeutique ou balnéaire.

La Chine fait partie de ces cas d’étude intéressants. Entre les prétendues chinoiseries, les récits légendaires de Marco Polo et la réalité dégradante du « Made in China », ce pays sert à la fois de symbole d’exotisme et de cible pour les critiques. En Belgique, l’expression Houtsiplou est utilisée pour décrire des destinations touristiques décevantes. Cela illustre la façon dont des stéréotypes culturels et linguistiques se cristallisent autour des toponymes, créant des strates potentiellement infinies de signification. La France des géographes a d’ailleurs quant à elle sa « Diagonale du vide », incarnant un sentiment d’isolement, d’abandon, de dépeuplement ou d’inutilité qui peut être appliqué à d’autres contextes. Les « Rust Belt » et « Frost Belt » américaines, ou plus généralement le Midwest, offrent des images de régions déclinantes ou isolées, marquées par une culture provinciale, réputées pour abriter l’Amérique profonde.

L’utilisation de toponymes, réels ou non, comme métaphores sémantiques est un phénomène complexe, alimenté par des héritages historiques, des contextes culturels et des préjugés linguistiques. S’il n’est pas surprenant de voir la Sibérie associée à l’idée de froid ou de punition liberticide, les récits de Riccardo Ciavolella sur Gokk, Peräseinäjoki ou Tunguzija pourraient être plus surprenants. En plus d’être documenté et aussi factuel que possible, Pétaouchnok(s) révèle le pouvoir des mots à modeler notre compréhension du monde et de ses espaces, qu’ils soient réels ou imaginés. Et là, on touche peut-être aux confins de notre propre « Pétaouchnok » intellectuel…

Pétaouchnok(s), Riccardo Ciavolella
La Découverte, octobre 2023, 416 pages

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