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Gérardmer 2024 : Somnambulisme coréen, schizophrénie marocaine et des vampires en pagaille

Dernier jour à Gérardmer. A l’aube, la montagne est presque rose. Le soleil persiste. Nous plions bagages. Juste le temps de voir encore quelques films, et nous voilà repartis. Voici donc le dernier article, avant un autre qui paraîtra dans quelques temps et qui, après décantation, reviendra sur le festival dans son ensemble. Au programme de ce jour : Sleep, La Damnée, Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, It’s a Wonderful Knife et les courts-métrages en sélection. A quoi nous ajoutons, pour le plaisir, un petit article sur deux grands films en rétrospective : Dracula de Coppola, et Nosferatu de Murnau.

(Compétition) – Sleep -Réalisé par Jason Yu (Corée du Sud, 2023)

Une couple de jeunes coréens, dont la femme est enceinte jusqu’au cou, fait face aux crises de somnambulisme de plus en plus intenses et violentes du mari (tentative de suicide, meurtre du chien, etc…). Après la naissance de leur enfant, son inquiétude grandissant, la femme commence à échafauder, sous l’influence d’une amie médium de sa mère, une drôle d’hypothèse : son mari ne serait pas vraiment somnambule, mais possédé par un fantôme.
Le réalisateur Jason Yu, ancien assistant de Bong Joon-ho, aurait-il reculé devant l’ampleur de son sujet : le couple petit-bourgeois ? Sujet pourtant particulièrement riche en potentiel horrifique. Sleep semblait promettre un jeu de massacre, dont la découverte du chien dans le congélateur devait, supposions-nous, constituer un solide jalon dans un crescendo délirant. Au lieu de cela, au lieu d’une dissection implacable du couple, de ses mensonges et de ses illusions printanières, et au lieu d’une décharge effrayante des pulsions refoulées (ainsi que le thème du somnambulisme allié à celui de la possession nous invitait à l’espérer), Sleep se tourne sagement vers une intrigue fantastique assez convenue, avec une dernière scène, il est vrai, un peu folle, et une résolution finale heureuse. A son actif : certainement le film le plus drôle de la compétition.
En bref : un film efficacement mené, mais sans audace.

(Compétition) – La Damnée – Réalisé par Abel Danan (France, 2023)

Yara, une jeune étudiante marocaine, venue à Paris pour accomplir son deuxième cycle d’étude, se trouve confinée dans son appartement lors d’une nouvelle pandémie. Yara par ailleurs souffre de troubles mentaux, et cesse au bout de quelques jours de confinement de prendre ses médicaments, se repliant ainsi de plus en plus sur elle-même, tombant dans un cauchemar éveillé de plus en plus inquiétant. Dans ce cauchemar apparaissent un homme, peut-être un père abusif, on ne le saura jamais, et une terrifiante sorcière, dont on apprendra plus tard qu’elle est liée à la famille de Yara. Progressivement, cette dernière perd le sens du temps et de l’hygiène, et son réveil, mystérieusement, reste bloqué sur la même heure. Cela ressemble à de la folie ; à moins que…
On ne peut s’empêcher de penser, en regardant La Damnée, à deux films de Polanski : Le Locataire et Répulsion. Comme dans ces films, la mise en scène de la damnée tente de cerner au plus près la subjectivité de son personnage, nous entraînant dans les arcanes de sa folie, nous en faisant éprouver toutes les impressions. Mais la damné, subitement, échappe à ses modèles, ce qui aurait pu être intéressant, si ce n’était au prix de la cohérence de son personnage et de son récit. Cette bifurcation au beau milieu (ou au deux tiers plutôt) dégage quelque chose de terriblement artificiel et de forcé, qui réduit presqu’à néant toutes les belles qualités de ce film. Il est à craindre que l’idéologie ait ici vaincu l’art. Espérons que le réalisateur saura la prochaine fois récupérer son talent pour le rendre aux Muses.

(Hors-compétition) – Vampire humaniste cherche suicidaire consentant – Réalisé par Ariane Louis-Seize (Canada, 2023)

Sacha, vampire « adolescente » (68 ans tout de même), qui ne trouve pas sa place dans les us et coutumes de sa famille de vampire, rencontre Paul, qui lui ne trouve pas sa place dans notre monde. Ils parviennent malgré tout à se découvrir des points communs et s’entraident pour atteindre leurs buts respectifs ; elle doit tuer, il veut mourir : ça match !
Ariane Louis-Seize nous offre ici son premier long-métrage, et quelle entrée en matière !
Le film s’ouvre : nous rencontrons Sacha encore enfant, et nous retrouvons émerveillés devant son sourire, sa gentillesse et son empathie (ce qui fait d’elle une bien piètre vampire). Devenue adolescente, son empathie laisse place à une certaine mélancolie, mais elle ne parvient toujours pas à s’adapter à son milieu : elle doit chasser pour vivre. Paul, quant à lui, est solitaire, renfermé sur lui même et communique peu, y compris avec sa mère. Il veut en finir avec la vie, elle cherche sa première victime, deal.
Le film est très drôle tout en traitant de sujets non moins sérieux, comme le harcèlement. On se retrouve totalement dans les personnages et on est renvoyés vers cette période malgré tout haute en couleur qu’est l’adolescence. Ariane Louis-Seize sait courber nos émotions à chaque instant. Sacha et Paul sont très différents et possèdent une belle dynamique de couple. Bien sûr, rien ne se passe comme prévu, et nous avons l’occasion de regarder nos deux personnages évolués ensemble. Les acteurs sont très doués et touchants.
Ariane Louis-Seize a su donner un côté très réaliste à un mythe horrifique ; Sacha est une vampire mais doit faire face aux mêmes choses que les humains de son âge : la pression de son entourage quant à son futur, la rébellion, la remise en question. Elle nous permet également de voir un cinéma qu’on ne voit que trop peu, la comédie canadienne francophone. Sans oublier la musique qui est particulièrement efficace du début à la fin.
Merci encore à Ariane Louis-Seize et à toute l’équipe du film pour ce moment très agréable, du cinéma drôle, touchant, bouleversant et beau comme on aime, où toute la famille est conviée pour passer un bon moment.

(Hors-compétition) – It’ s a Wonderful KnifeRéalisé par Tyler McIntyre (Canada, Etats-Unis et Royaume-Uni, 2023)

Mélange de slasher malin et de parodie de film gnan-gnan de Noël, l’américain Tyler MacIntyre nous propose avec son cinquième long métrage un remake horrifique de la comédie culte de Frank Capra I’ts a Wonderful Life (La Vie est Belle en français). Dans ce dernier, un homme renonçait à ses rêves pour aider les autres membres de sa communauté et se mettait à avoir des pensées suicidaires la veille de Noël, ce qui provoquait l’intervention d’un ange gardien lui montrant ce à quoi ressemblerait le monde s’il n’était jamais né.
Notre film reprend cette idée de génie consistant à déployer une version catastrophique de la réalité afin de faire comprendre au personnage principal à quel point sa vie, qui lui semble si vaine, a bien une importance capitale pour la collectivité. On y découvre donc Winnie Carruther, une adolescente qui s’apprête à fêter Noël avec ses amis et sa famille Ricoré dans la petite bourgade idyllique d’Angel Falls. Soudain, un tueur bien stylé, portant une toge blanche et un masque qu’on croirait poli dans la glace, fait irruption et plante sauvagement la meilleure amie de notre pétillante héroïne. Winnie et son frère Jimmy se lancent à la poursuite du tueur et, alors que Jimmy se retrouve en bien mauvaise posture, Winnie arrive par derrière et électrocute l’Ange massacreur avec… des câbles de démarrage ! Elle démasque le tueur et reconnaît Henry Waters, un promoteur immobilier ambitieux et partenaire commercial de son père David. Ce premier meurtre, aussi cocasse qu’inventif, annonce clairement la tonalité du film.
Un an plus tard, Winnie ne s’est toujours pas remise de cette soirée traumatisante, mais elle semble bien seule et fait le souhait de ne jamais être venue au monde. Son vœu exaucé, un peu comme James Stewart dans le film de Capra, elle se retrouve dans un univers parallèle cauchemardesque où elle n’a jamais existé et dans lequel l’ange court toujours. Afin de retrouver sa vie d’avant, Winnie doit à nouveau affronter le tueur. Dans cette version alternative de la réalité, Winnie découvre avec stupeur que son frère adoré est mort, que sa mère s’alcoolise toujours plus et que l’affreux Waters, pour lequel son père bosse désormais, est devenu le maire de la ville et en a zombifié tous les habitants. Les ados, quant à eux, sont en pleine dérive existentielle du fait qu’ils savent que l’ange massacreur frappe parmi eux tous les quinze jours ; ils sont devenus masochistes, se shootent à la méthadone et boivent comme des trous en attendant de se faire suriner.
Le tout donne lieu à un enchainement de scènes franchement hilarantes dont la principale efficacité réside dans le fait de croiser l’esthétique, le jeu d’acteur et l’esprit du teen movie avec un contenu totalement décadent et délirant. Grâce à une narration dynamique et des acteurs à fond dans leur personnages, I’ts a Wonderful Knife parvient à trouver un équilibre idéal entre le côté rose bonbon du film de Noël, dont le film reprend tous les codes jusqu’à la caricature, et l’humour noir des slashers post-modernes. Un tel mariage, sur le papier, semble une gageure vouée à la lourdeur. Et pourtant, rien ne pèse ici et le film est totalement jouissif. Il fourmille d’idées, que ce soit dans les dialogues, les situations et les trouvailles du scénario. On ne s’ennuie jamais et on sent que les acteurs, eux aussi, n’ont pas dû s’ennuyer à tourner cette petite pépite de drôlerie. A l’instar du Ghostface de la saga Scream, l’ange qui tue, aussi déterminé que maladroit, se prend des pains et de sacrés gadins, et ça aussi, ça fait toujours plaisir à voir. Même les thématiques inclusives dans l’ère du temps -comme, par exemple l’homosexualité de certains personnages, qu’elle soit explicite ou latente- irriguent le film avec subtilité en cela qu’elles sont davantage mises au service de ressorts comiques qu’à la volonté de cocher une case dans la nomenclature actuelle du film conscient et ouvert d’esprit.
Bref, même si le 25 Décembre prochain vous semble peut être loin, repensez, en temps voulu, à cette excellente horror-comedy aussi divertissante qu’intelligente.

Courts-métrages

Au prix de la chair, de Thomas Palombi (France, 2023)

Durant tout le film, la caméra reste fixée sur un oeil, celui d’une paraplégique, pour la guérison de laquelle ses proches ont décidé d’employer des moyens désespérés, des moyens magiques. Une fois l’incantation prononcée, des choses étranges commencent à se produire.
Le réalisateur a assurément dégoté une trouvaille de mise en scène, et sait plutôt bien l’exploiter. En même temps qu’elle nous branche sur l’émotion de la paraplégique, la caméra nous fait voir, de manière certes un peu obscure mais suffisante, ce qui se déroule autour d’elle. Nous avons ainsi comme deux plans en un. Ce qui est particulièrement efficace lorsqu’il s’agit de nous faire ressentir le lent déploiement d’une présence maléfique. Seulement, comme souvent avec les trouvailles, c’est un peu impressionnant, mais ça ne fait pas tout à fait un film.

Darkcell, de Jean-Michel Tari (France, 2023)

Ocean’s Eleven dans un mouchoir de poche SF. Deux détenus en conflit voient les zombis envahir leur prison. Tous les marqueurs de la SF crade sont là, de la prison orbitale à la surface de la Terre en mode post-apo, et distillent une atmosphère immédiatement reconnaissable et assez jouissive. Mais le cœur du court-métrage repose sur l’accumulation de rebondissements et de retournements de situation certes divertissante mais finalement assez vide, l’ajout de plusieurs idées n’en ayant jamais fait une bonne.

Girls, de Julien Hosmalin (France, 2023)

Un couple très amoureux de jeunes filles – une badass l’autre plus délicate auraient dû s’embarquer pour un road trip si elles n’avaient pas rencontré un couple. Dans une narration qui alterne la cristallisation de leur amour et la torture présente, le court-métrage veut rendre palpable la beauté cinematographique de leur amour et la violence vengeresse (mais finalement masculine) dont elles sont capables. Sorte de Sailor et Lula lesbien, la vengeance signe évidemment la fin (aux deux sens) du court. Dans ce vieux fond classique, la mayonnaise prend peu si ce n’est au niveau esthétique.

La Croix, de Joris Fleurot (France, 2023)

Une jeune femme qui a accompli, quelques temps auparavant, un vieux rituel de sorcellerie bretonne pour retrouver sa créativité, comprend qu’il est temps qu’elle rende des comptes.
Classique de chez classique, tant au niveau de l’histoire que de la mise en scène. Certains s’en désoleront, d’autres se réjouiront d’avoir vu un petit film d’horreur très honorable, dépourvu de défaut majeur.

Transylvanie, de Rodrigue Huart (France, 2023)

Ewa, 11 ans est convaincue d’être une vampire. Armée de son déguisement acheté en supermarché, elle visite les cimetières et observe ses congénères comme des proies.
Rodrigue Huart revisite, avec ce court métrage, l’éveil du désir dans cette période hésitante et floue du passage de l’enfance à l’adolescence. Il réussit à capturer un instant de vulnérabilité et de puissance en suivant sa jeune comédienne virtuose dans les méandres d’une cité HLM.
On est touché par cette histoire de vampire aux accents de béton. Les clins d’oeil au Dracula de Bram Stocker donnent une touche d’intemporalité à ce tendre poème.

(Rétro) – Dracula, de Francis Ford Coppola, et Nosferatu, de Murnau

Le festival de Gérardmer nous offre chaque année une petite sélection rétro en accord ou non (on pense à Robocop cette année) avec le thème choisi – et les vampires ne manquent pas de chef d’œuvres incontournables au cinéma. Classique parmi les classiques du cinéma, Nosferatu de Murnau nous était présenté lors d’une séance spéciale par le directeur de la cinémathèque qui a bien mis en valeur la dimension expressionniste dont ce film constitue presque le manifeste.
D’un autre côté, on pouvait redécouvrir le film gothique par excellence, au casting et au réalisateur impressionnants, Dracula de Coppola, dont le maniérisme tranche avec son prédécesseur. Car tous deux sont des adaptations du célèbre roman Dracula de Bram Stoker. C’est l’occasion de comprendre une fois encore que le produit final d’une adaptation dépend d’une époque, et du style du réalisateur qui s’y emploie.

Pour Nosferatu, ce que l’on comprend tout de suite de cette machine à formes qu’est l’ expressionnisme, c’est la transcription visuelle d’une humanité tourmentée, qui doute d’elle même après le premier grand désastre du XXe siècle et dont les traumas trouvent à s’extérioriser dans une expression horrifique et étrangement inquiétante. La petite ville de Wisborg, calme, champêtre et paisible sombre peu à peu dans ce qui se donne comme une épidémie à mesure que l’ombre de Nosferatu agrippe tout le territoire. Chronique d’un psychisme torturé face aux premières déconvenues du progrès et au retour fracassant du refoulé, le classique de Murnau dépeint aussi le désenchantement de ce qui apparaissait comme la divinisation de l’homme : la toute puissante science. Les apparitions et disparitions du vampire font ainsi écho à l’impuissance de l’humanité à dominer vraiment la nature comme le notifient les plans sur la nature dans toutes ses formes et l’entomologie du professeur Bulwer.
C’est à première vue également par ce prisme que Coppola choisit d’adapter Bram Stoker. Keanu Reeves (Johnathan Harker), Gary Oldman (Dracula) et le docteur-métaphysicien Van Helsing (Anthony Hopkins) se poursuivent et se combattent dans un véritable tourbillon d’images erratiques, un régal visuel. On aurait presque l’impression que l’action et le mouvement ne sont pas les faits des personnages (héros et antagonistes) mais ce qui arrive aux images, comme la contamination de la chair et du désir que Coppola introduit dans la quasi totalité des scènes. Tout n’est que sensualité, décrépitude, naissance et mort. Là encore mais dans un style autrement plus agressif, le savoir et la science échouent face aux pulsions et à la loi de la mort. Mais bien plus qu’une allégorie, il faut se délecter avant tout d’une œuvre qui met en place une esthétique gothique à la fois modèle et propre à Coppola.

Si Kezakian, le personnage alchimiste d’Inferno de Dario Argento peut y énoncer que « la malédiction en ce monde est que les vivants sont gouvernés par les morts », ces deux adaptations incontournables de l’œuvre de Bram Stoker nous le rappellent nettement. Adapter c’est faire revivre, ériger le cadavre d’une histoire trop refoulée qu’on ne peut véritablement oublier, mais c’est aussi faire de drôles de créatures qui sont au diapason de leur époque, et qui prouvent, s’il en était encore besoin, que la nôtre cache aussi bien des vampires et des mort-vivants.