« Ody-C » : une odyssée spatiale, psychédélique et féminisée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

L’omnibus Ody-C a été publié chez Glénat en avril 2019. Le scénariste Matt Fraction et le dessinateur Christian Ward façonnent une bande dessinée sensorielle, envoûtante et en tous points singulière. Dans une structure à trois corps, ils revisitent L’Odyssée d’Homère, modifient son assise – époque, lieux – et y greffent de nouveaux enjeux – questions liées au genre.

Ody-C est une expérience. Avant de s’adresser à l’intellect, chacune de ses planches en appelle aux sens. Débauche de formes et de couleurs, partis pris non affadis par les concessions, découpage ambitieux, psychédélisme se situant quelque part entre Philippe Druillet, Alex Grey et Keiichi Tanaami : l’apparat graphique de la bande dessinée de Matt Fraction et Christian Ward invite à l’évasion et se suffit presque à lui-même. Le temps passé à examiner les planches excède probablement celui de la lecture, rendue insolite par l’emploi quasi exclusif de dialogues rapportés (au lieu des bulles habituelles) et de vers numérotés. Rarement le visuel aura tant phagocyté un comics. Et pourtant, c’est peu dire que l’écriture recèle, elle aussi, de qualités.

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Crédits : Glénat.
Extrait de « Ody-C », visible sur le site de l’éditeur.

Homère décrivait un voyage sur mer dans la Grèce antique (VIIIe av. J.-C.). Matt Fraction et Christian Ward féminisent son odyssée et la transforment en une aventure cosmique au XXVIe siècle. L’un des récits pionniers de la civilisation européenne s’en trouve relifté, gorgé de questions liées aux genres, amarré à la violence, dispersé entre trois glorieuses héroïnes, Gamen, Enée et Odyssia. Si tout commence à Troiia dans une bataille légendaire, les cadres et les personnages se succèdent ensuite les uns aux autres : le lecteur croise la route de la Cyclope de Kylos, découvre des Sebex hybrides capables de féconder un ovule, parcourt le territoire de Q’af ou d’Éolia, valse au rythme de Poséidon, Zeus, Prométhée, Héraclès ou Apollon.

Éole enfante des filles qu’elle fait ensuite disparaître lorsqu’elles se révèlent incapables de donner naissance à un garçon. Zeus craint qu’Odyssia ne vienne revendiquer son héritage. La Cyclope de Kylos se nourrit des Achéennes. Les petites-filles de Poséidon habitent un monde de sciences pures. Deux frères élevés par des tribus différentes se livrent bataille sans même connaître les liens de sang qui les unissent. L’homme est présenté comme le prédateur originel des femmes. Il est question de pouvoir, de vengeance, d’avidité, de sexe, de traîtrise, de vie et de mort… Et « partout les gens confondent leurs désirs et leurs besoins, et dépensent pour les combler ».

Si Ody-C est une entreprise ambitieuse aux qualités formelles et narratives évidentes, elle laissera certainement nombre de lecteurs sur le bord du chemin. Ses partis pris radicaux (planches, récit) s’avèrent en effet de nature à fasciner les uns autant qu’à rebuter les autres. Sa lecture, exigeante, se clôture en outre de façon abrupte, puisqu’une suite attendue depuis des années est censée compléter ce premier volume. Quoi qu’il en soit, Matt Fraction et Christian Ward parviennent à détourner les codes de la Tragédie grecque pour proposer au lecteur une expérience unique, follement ambitieuse, où chaque planche constitue une œuvre d’art à elle seule.

Ody-C, Matt Fraction (scénario) & Christian Ward (dessins, couleurs)
Glénat, avril 2019, 336 pages

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