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Les deux du balcon : un confinement bien particulier

Accoudés à la balustrade d’un balcon, deux hommes observent ce qu’ils ont sous leurs yeux et discutent. Qui sont-ils et que font-ils là, alors qu’à première vue tout les oppose ?

Première piste de compréhension avec leurs noms : Dideret et d’Alembot. En effet, ces noms forment une sorte de contrepèterie sur la base des noms Diderot (l’encyclopédiste) et d’Alembert (mathématicien, philosophe et encyclopédiste). Effectivement, les deux personnages discutent de notions scientifiques, en illustrant des théories de haut niveau. Leur situation et leur façon de dialoguer rappelle immanquablement les deux petits vieux qui intervenaient régulièrement sur un balcon, lors du Muppet show. On apprend aussi que Dideret et d’Alembot ont loué chacun un côté de ce balcon. Bien qu’aucune raison ne soit jamais mentionnée, on peut considérer qu’ils sont confinés sur ce balcon !

Espace de confinement

Nos deux confinés disposent d’un espace particulièrement réduit dont on observe évidemment chaque détail. Il s’agit d’un bâtiment ancien et le balcon comporte 7 balustres, ce qui a pour effet à un moment crucial, d’octroyer un espace inégal à chacun des colocataires. Ce qui intéresse Francis Masse (dessinateur et scénariste) ne se situe pas exclusivement sur le balcon, mais bien souvent dans l’espace visible de ce dernier. On peut donc se faire une idée plus précise du lieu dont la configuration rappelle Venise. Effectivement, on reconnaît la place Saint-Marc, la promenade le long du grand canal et le pont du Rialto. Mais tout cela subit d’étonnantes déformations en fonction de l’inspiration du dessinateur qui n’a pas son pareil pour peupler sa ville d’habitants incongrus (personnages et animaux), ainsi que pour imaginer des excroissances architecturales qui ne peuvent que marquer l’esprit du lecteur (de la lectrice).

Un aspect scientifique étonnant

L’album se présente sous la forme de dix sketches indépendants comportant chacun 5 planches (et une page avec illustration en noir et blanc pour le titre). A part un facteur sur une draisienne qui vient leur apporter un colis, Dideret et d’Alembot n’ont aucune interaction directe avec ce qui se passe sous leurs yeux. Pourtant, ce qu’ils observent leur permet d’évoquer de nombreux points. On peut tout imaginer, même que ce qu’on voit correspond à leurs fantasmes. En effet, l’action sous leurs yeux est souvent assez délirante. Ceci est dû à la fantaisie du dessinateur qui fait ici un pari un peu fou : illustrer à sa façon des théories scientifiques méconnues du grand public (parution originale : 1985). Le personnage qu’on voit sur la gauche, assez massif, avec un manteau rouge, des lunettes et un chapeau melon, assène régulièrement ses connaissances à son colocataire plutôt petit et fluet, long nez, dents du dessus proéminentes, casquette de style populaire. Le look du plus petit correspond à son tempérament d’inculte décidé à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Il faut dire que son comparse ne se prive pas de l’assommer avec son savoir encyclopédique. Un discours qui trouve heureusement un certain répondant de la part du plus petit, qui fait régulièrement preuve d’un bon sens élémentaire de bon aloi et n’hésite pas à sortir quelques bons mots destinés à ridiculiser le savoir de ce Monsieur-je-sais-tout.

Une BD inclassable

L’album séduit d’abord par ses décors, très soignés, qui font immédiatement sentir qu’on a affaire à une œuvre originale et inclassable. Les couleurs signées Nicole Masse contribuent au pouvoir de séduction d’une BD qui dépasse tous les codes habituels. A noter qu’après la dernière planche, une mention précise que la typographie est protégée par un copyright. Effectivement, elle est originale, à tel point qu’elle m’a d’abord rebuté, surtout parce qu’elle envahit beaucoup d’espace dans cet album. Il faut s’y plonger pour dépasser cette réticence et comprendre ce que l’auteur nous apporte ici.

Cabotinage scientifique ?

Ce que l’album apporte, c’est un mélange subtil très particulier. La situation d’origine pourrait limiter considérablement toute possibilité d’action et centrer l’essentiel sur les dialogues, très abondants. En fait, ces dialogues ne prennent leur saveur que par rapport à tout ce qui se passe sous le balcon. Et là, l’imagination de l’auteur prend toute sa dimension, en illustrant à sa manière des connaissances physiques pointues. A première vue, on pourrait prendre les échanges verbaux comme un dialogue de sourds plutôt savoureux, entre un pédant très bavard et son interlocuteur qui n’y comprend pas grand-chose. Quand on y regarde de plus près, tout cela va bien au-delà, car les théories évoquées sont tout ce qu’il y a de plus solides et elles ont marqué l’histoire des sciences. On a donc là un petit inventaire de connaissances enrichissantes présentées sous une forme étonnante où l’inspiration graphique le dispute à l’intelligence du propos. L’ensemble prend sa saveur avec les échanges pleins d’incompréhension entre les deux occupants du balcon.

Une Masse d’informations et un Aspect à vérifier

L’exemple sur lequel je me suis plus particulièrement penché est celui correspondant au titre quanticos contre classicos où il est question de physique quantique. Les cinq planches rappellent combien il est difficile d’aborder ce domaine pour un néophyte. Mais Masse s’y entend pour nous présenter quelque chose d’intrigant. Suffisamment pour inciter à creuser la question, sachant qu’il finit cet épisode en indiquant « D’après les expériences d’Alain Aspect. » Un nom presque suspect, comme si Masse se fichait gentiment de ses lecteurs (lectrices). Eh bien non, absolument pas. Bien connue des spécialistes, l’expérience d’Alain Aspect  a fait avancer les connaissances en physique quantique. Ses résultats ont été admirés à tel point que d’autres spécialistes ont cherché comment améliorer l’expérience, de façon à éliminer le moindre doute quant aux conclusions. Et si ce qu’on peut trouver sur Internet ne permet pas à un non spécialiste de tout comprendre, on réalise néanmoins que ces travaux sont on ne peut plus sérieux (et rigoureux), et surtout que Masse les illustre avec une belle inspiration.

Pour conclure

Ne surtout pas croire que cette BD ne puisse pas être appréciée par des non scientifiques. La situation de base, l’originalité scénaristique et les délires visuels peuvent séduire tout amateur (amatrice) de BD originale.

 

Les deux du balcon, Francis Masse

Casterman (Collection Studio A SUIVRE), 1985, 62 pages (Réédition chez Glénat).

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4