« Karmen » : leçons de l’au-delà

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Aux éditions Dupuis paraît la bande dessinée Karmen, de Guillem March. Nappée de mélancolie, elle raconte la transition douloureuse vers l’âge adulte, mais surtout l’amour et ses incompréhensions.

Catalina vit en colocation par défaut. « Avec la crise, je ne trouve que des contrats de merde. » Elle vit en marge de la société et se tient à distance respectable des autres par crainte d’être déçue. Elle est consciente que cela revient en quelque sorte à se soigner avant même de tomber malade, comme elle le confesse elle-même, mais elle n’en a cure. De la même manière, elle s’éloigne de ses parents, à qui elle ne prend même plus la peine de téléphoner. Guillem March caractérise son héroïne comme une solitaire au seuil de la misanthropie, autocentrée par douleur et par dépit. Les premières pages de Karmen sont ainsi consacrées au suicide de cette jeune femme en rupture avec son environnement. C’est l’introspection permise par une fonctionnaire de l’au-delà, censée accompagner les âmes durant leur migration, qui va permettre au lecteur de comprendre les tenants et aboutissants d’un geste extrême de désespoir.

Car Catalina vit surtout en rupture avec la réalité. Elle porte sur les autres des jugements définitifs sans même prendre la peine de les connaître (la « vieille folle aux chats »). Elle aime secrètement un ami d’enfance qui, en retour, la désire tout aussi confidentiellement. Inhibée, elle se livre peu, comme si la carapace qu’elle s’est patiemment construite pouvait la préserver de toute désillusion – alors même que c’est elle, précisément, qui finit par les nourrir ! Le temps de quelques mémorables planches non dialoguées, Guillem March la rapproche enfin d’une forme d’épanouissement : elle parcourt la ville entièrement nue, dans les airs, invisible, émancipée du regard des autres, dans cette ivresse que procure une liberté que l’on recouvre sans y avoir vraiment cru. Le portrait dit beaucoup de la mutation vers l’âge d’adulte, de la désocialisation, de la dépression, mais aussi de l’amour et de ses impensés. Quelques courtes histoires parallèles – un clandestin embarqué par la police, une demande en mariage brutalement avortée – viendront donner un peu plus de corps au récit.

Soignée dans l’écriture comme dans le dessin, Karmen met également en scène un au-delà régi comme on piloterait un empire industriel. Les âmes sont transbahutées sans que l’on s’y intéresse, indifféremment, sans la moindre tentative de les amender ou de les comprendre, dans un système où les décisions sont prises en haut lieu et demeurent infaillibles et irrévocables. C’est le zèle d’une fonctionnaire s’affranchissant des règles célestes (la fameuse Karmen du titre) qui va permettre à Catalina de réfléchir sur elle-même et de retenir quelque chose de ses erreurs passées. L’ensemble peut paraître un peu trop fléché, mais Guillem March y injecte ce qu’il faut de poésie et de justesse pour tenir le lecteur en haleine de bout en bout.

Karmen, Guillem March
Dupuis, février 2020, 160 pages

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3.5
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