Capture d'écran : Requiem for a Dream

De « The Lost Weekend » à « Breaking Bad » : le mal sur écran, la question de l’addiction

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Derrière des figures emblématiques telles que Freddy Krueger, Hannibal Lecter, Jack Torrance, Dark Vador ou le Joker, le mal sur écran – petit ou grand –, dans une acception large, peut revêtir les formes les plus diverses : il y a bien sûr le mal systémique aperçu dans Soleil vert ou Bienvenue à Gattaca, les intelligences artificielles comme HAL 9000 (2001, l’Odyssée de l’espace) ou le Terminator, les créatures extraterrestres telles que le Predator ou le xénomorphe d’Alien ou encore des objets ou des mythologies (cf. Roland Barthes) détournés de leur fonction première, à l’image de la Plymouth Fury rouge sang de Christine. Moins intuitif mais tout aussi redoutable : le phénomène d’addiction. Ce dernier redéfinit la trajectoire des personnages, s’insère en première comme en seconde intention dans les enjeux dramatiques d’un récit et sert d’assise à des dispositifs de mise en scène inventifs.

« Le camé vit dans le temps de la came. Quand on le prive de drogue, l’horloge s’arrête. Tout ce qu’il peut faire, c’est s’accrocher et attendre que reparte le temps sans came. Un camé en état de manque ne peut échapper au temps extérieur ni faire autre chose que d’attendre. »

Qui mieux que William S. Burroughs, auteur emblématique de la Beat Generation, pour exprimer l’état profond de dépendance d’un toxicomane ? Si le roman Junky mène le lecteur au tréfonds de l’être, s’il le gratifie de descriptions glaçantes et immersives, le cinéma a quelque chose pour lui dont la littérature ne peut se prévaloir : l’image. Parce qu’il est un film pionnier du Nouvel Hollywood, parce qu’il est précédé d’une réputation sulfureuse et parce que Dennis Hopper y parcourt l’Amérique en hippie sur un chopper, Easy Rider se rappelle spontanément à nous. Et la représentation de la consommation de drogues y donne effectivement lieu à quelques séquences mémorables : images granuleuses, recours au fish-eye, montage psychédélique… Il faut toutefois mentionner Roger Corman dans un rôle précurseur : non seulement Les Anges sauvages révéla Peter Fonda dès 1966, mais The Trip, sorti un an plus tard, proposa des séquences hallucinées en pleine rue, filmées en contre-plongée étourdissante.

On pourrait en réalité remonter beaucoup plus loin et même procéder par extension. Dans Le Poison (1945), tout le récit est articulé autour de l’addiction pour la boisson d’un écrivain désargenté. On y suit les pérégrinations sentimentales et existentielles de Don Birnam, alcoolique depuis six longues années et ostracisé pour cette raison. « Pourvu qu’il soit seul avec une bouteille de whisky, plus rien d’autre ne compte. » Billy Wilder caractérise son personnage et dépeint sa « maladie » comme on raconterait une tragédie : des cercles de verres sur une table, une chute en vision subjective, un zoom sur un spiritueux, une séquence hallucinatoire avec souris et chauve-souris, des gros plans édifiants en état de manque, une bouteille en surimpression dans un imperméable, dix dollars volés à une femme de ménage ou à une inconnue au cours d’une soirée, etc. Plus tôt, Howard Hawks (Scarface, 1932) ou Orson Welles (Citizen Kane, 1941) avaient eux aussi mis en images des formes d’addiction : le pouvoir et l’argent. Plus récemment, Steve McQueen fit de même avec Shame, une évocation panoptique et radicale de l’addiction au sexe, et Nicolas Winding Refn avec The Neon Demon, portant sur les obsessions phagocytaires du milieu du mannequinat. Nous nous cantonnerons cependant ici aux substances physiologiquement addictives telles que l’alcool, l’herbe, la cocaïne ou l’héroïne.

« Les vieux boivent, les jeunes se droguent. Tout le monde s’emmerde. » – L’Inconnu dans la maison, Georges Lautner, 1992

Des représentations visuelles en pagaille

Billy Wilder l’avait bien compris : l’addiction, et plus modestement la consommation de psychotropes, par leur emprise sur les sens, peuvent être le réceptacle de toutes sortes de figurations. Dans Scarface, Brian De Palma emploie le travelling compensé pour connoter visuellement la consommation de cocaïne. Apocalypse Now, dans sa célèbre ouverture, procède par surimpressions. Enter the Void contient un « trou noir » en vision subjective. Macadam Cowboy fait usage de teintes rouges criardes pour habiller le trip de ses personnages. Dans Au-delà du réel, Ken Russell inclut un plan quasi ineffable : une représentation du Christ sur la croix avec une tête d’animal aux yeux démultipliés à la place du visage de Jésus. Joachim Trier s’empare des structures temporelles dans Oslo, 31 août. Voici ce qu’il déclarait au journal L’Humanité en 2012 : « Dans Oslo, 31  août, j’avais l’ambition d’explorer un espace mental avec un concept temporel différent. J’ai écrit une histoire simple : l’action se passe en une journée et une nuit jusqu’au matin. J’ai fait un montage extrêmement rapide, au début, lorsque j’évoque une mémoire éclatée de mon personnage. Mais j’ai réalisé des plans-séquences de déambulation dans l’espace qui constitue aussi la mémoire d’Anders, dans les lieux qu’il hante, liés aux gens qu’il y rencontre et qu’il rate. Le rapport au temps est réel, tactile. L’herbe, la rue, les cafés, les gens qui parlent autour d’Anders sont reliés à des moments rares d’abstraction. C’est ma façon de répondre à la question de comment exprimer différentes structures du temps. » Enfin, Martin Scorsese s’est fait grand clerc dans la représentation des drogues au cinéma (souvent pour corroborer une névropathie) : de la cocaïne dans Les Affranchis (1990) ou Casino (1995), des calmants dans Les Infiltrés (2006), des junkies dans À tombeau ouvert (1999), des neuroleptiques dans Shutter Island (2010), une consommation plurielle et récréative dans Le Loup de Wall Street (2013)…

Deux films sortis à quelques années d’intervalle demeurent emblématiques du traitement de la drogue sur grand écran : Requiem for a Dream et Trainspotting. Le premier emploie des inserts, des montages accélérés ou alternés, le split-screen, le fish-eye, des visions hallucinées ou cauchemardesques, des surimpressions ou des mutations optiques de l’espace pour traduire l’addiction à l’image. Il recourt aussi à la SnorriCam, un appareillage cousin du Steadicam, fixé face au comédien, pour rendre les trips d’autant plus immersifs. Les paradis artificiels contaminent tout le métrage, à l’écran comme dans le propos. La vieillissante Sara vit dans l’attente dévorante d’être convoquée pour passer à la télévision. Elle s’astreint à des régimes stricts, se perd dans de sombres mirages et va jusqu’à absorber des comprimés en quantité industrielle dans l’unique espoir de réduire son tour de taille. Son fils Harry, junkie sans le sou, en est réduit à lui confisquer sa télévision pour brasser un peu d’argent, jusqu’à ce qu’il entreprenne de dealer avec son ami Tyrone et sa petite amie Marion, tout aussi fauchés et héroïnomanes que lui…

« On se shooterait à la vitamine C si cela avait été illégal… » – Trainspotting, Danny Boyle, 1996

Trainspotting se penche sur une jeunesse écossaise broyée par la désocialisation et la drogue. Ewan McGregor, héros et révélation du film, endosse le costume de l’héroïnomane au bout du rouleau, en pleine repentance mais invariablement tiré vers le bas par ses camarades de shoot. Pour donner corps à une addiction destructrice, Danny Boyle multiplie les inventions visuelles, laisse le sol se dérober et absorber un toxicomane, s’adonne aux représentations naturalistes, le tout en dénonçant implicitement la société occidentale. Cette génération à la dérive est révélée par l’absurde dans une scène vomitive : la fameuse fouille dans « les pires toilettes d’Écosse ». Autres méthodes, même discours critique sur la civilisation moderne : les injections intraveineuses sont détournées à dessein dans The Addiction (1995), d’Abel Ferrara. Une histoire de vampirisme y permet, par analogies, de narrer les horreurs des sociétés humaines. L’héroïne du film y est dépendante au sang humain et, dans une scène très connotée, s’injecte de l’hémoglobine à la manière des toxicomanes.

Deux films aux tonalités divergentes permettent de prendre la pleine mesure du « mal » que représente l’addiction. Dans My Beautiful Boy, Felix Van Groeningen façonne une fresque familiale où tout s’enraie sous le coup de la toxicomanie. Le cinéaste belge égrène avec beaucoup d’à-propos les passages obligés des récits de drogués : accoutumances, centres de désintoxication, espoirs, rechutes, overdoses, conflits, rédemptions… Plus radical dans son évocation des addictions, Candy prend rang parmi les meilleurs films jamais tournés sur le sujet. Il raconte l’amour passionné entre un poète et une étudiante en arts ; il nous montre surtout la manière dont la drogue, d’abord perçue comme récréative, finit par empoisonner et annihiler des existences entières. Neil Armfield emploie la violence, prend la parentalité en témoin, filme des réalités alternatives (le trip dans la voiture), recourt aux reflets comme révélateurs et finit par transformer son héroïne en prostituée, puis sa grossesse en drame inexpiable.

Le cas des séries télévisées : Bubbles (The Wire), Frank (Shameless), Walter White (Breaking Bad)

Un détour par les séries télévisées n’est évidemment pas inintéressant. Bien qu’ils ne constituent que l’écume d’un océan en constante expansion, les cas de Bubbles (The Wire), Frank Gallagher (Shameless) et Walter White (Breaking Bad) méritent probablement un examen approfondi. D’abord parce qu’il s’agit de trois protagonistes remarquablement caractérisés, ensuite – et cela justifie leur place ici – parce qu’ils apportent trois témoignages de nature différente sur la drogue.

Bubbles est un junkie comme des milliers d’autres dans la ville de Baltimore. Il a cependant la particularité de jouer les informateurs pour la police et d’être plus qu’un simple personnage secondaire fonctionnel. Il vivote tant bien que mal en vendant à la sauvette quelques produits qu’il transbahute dans un chariot de supermarché. Présent dans les cinq saisons de The Wire, il personnifie l’individu lambda dont l’existence est brisée par la consommation de drogues. Son corps constitue d’ailleurs à lui seul un puissant témoignage sur la toxicomanie. Et le public n’a d’autre choix que de s’identifier à lui, puisque les scénaristes dessinent sa trajectoire avec constance, justesse et sensibilité.

Frank Gallagher souffre de polytoxicomanie, mais la boisson semble toutefois constituer son principal vice. C’est un père de famille démissionnaire, dénué de toute volonté, sauf lorsqu’il s’agit de préparer un coup tordu ou de sauver son honneur. L’addiction a deux incidences définitives sur sa famille : l’indigence et l’auto-éducation. Shameless raconte par le menu le système D qui permet aux six frères et sœurs Gallagher de survivre au quotidien. La série montre aussi comment les accoutumances de Frank ont fait de Fiona, son aînée, une mère de substitution, avec tous les contrecoups psychosociaux que cela peut occasionner.

Modeste professeur de chimie quinquagénaire, Walter White mène une vie paisible dans une banlieue proprette d’Albuquerque, avec sa femme et son fils légèrement handicapé. De son côté, Heisenberg monte une à une les marches du milieu de la méthamphétamine. D’abord simple « cuistot » investissant un laboratoire improvisé dans un camping-car, il devient ensuite le cerveau d’une organisation criminelle écoulant une drogue chimiquement pure dans tout le Nouveau-Mexique – et même au-delà. Surprise : c’est le même homme qui campe ces deux personnages antinomiques. Et si un cancer servira d’incubateur à sa mue criminelle (au départ pour mettre sa famille à l’abri du besoin), la drogue va révéler en lui une soif de pouvoir insoupçonnée – et hautement addictive ! White/Heisenberg constitue ainsi une dualité restée longtemps dans l’ombre ; elle se déclarera avec force dans les arrière-cuisines du marché de la méthamphétamine.

Conclusion

L’addiction aux drogues apparaît doublement cinégénique. Elle justifie des dispositifs de mise en scène imaginatifs, sensoriels et immersifs. La caméra se meut, le cadre se dérobe, l’écran se divise, l’image se brouille, le montage s’accélère… En ce sens, Requiem for a Dream va au bout d’une logique déjà amorcée du temps de The Lost Weekend, de Billy Wilder. La toxicomanie, parce qu’elle contamine une existence, voire plusieurs par ricochet, forme également une assise dramatique tout indiquée. Elle va souvent de pair avec les milieux artistiques ou défavorisés, le désœuvrement, le désespoir, voire a contrario l’insouciance, la tragédie amoureuse ou familiale. Candy, à cet égard, pourrait tenir lieu d’archétype. Ce « mal » addictif possède hypothétiquement tous les attributs cinématographiques pour se hisser parmi les plus importants du septième art.