Il est moins iconique que le xénomorphe et moins cauchemardesque que Freddy Krueger ou Jason Voorhees. Il n’a pas la stature d’un Travis Bickle ni le pouvoir de fascination d’un Norman Bates. Pourtant, l’État dystopique et/ou totalitaire demeure l’un des personnages les plus létaux de l’histoire du cinéma.
Stanley Kubrick en fait le pendant institutionnel d’Alex DeLarge dans Orange mécanique. Michael Radford l’érige en briseur de volontés et de libertés dans 1984. C’est par son truchement que François Truffaut jette aux flammes le patrimoine littéraire dans Fahrenheit 451. Soleil vert, Bienvenue à Gattaca ou Blade Runner le présentent en meurtrier multidimensionnel, pluriel dans ses méthodes comme dans ses aspirations. Et disent beaucoup de la société contemporaine.
Bienvenue à Gattaca. Augmenter l’homme, diminuer les perspectives des plus vulnérables.
Pour son premier long métrage, Andrew Niccol façonne une dystopie glaciale. Bienvenue à Gattaca prend pour cadre une société où l’eugénisme s’est imposé en modèle. Le patrimoine génétique et les performances des hommes font l’objet de contrôles réguliers. Les parents n’aspirent plus qu’à une chose : profiler le bagage génétique de leurs enfants de manière à les augmenter, signe ultime de distinction sociale. La vie telle que décrite par Andrew Niccol s’apparente à une compétition permanente de laquelle l’homme ordinaire, requalifié en « invalidé », a été sciemment exclu. Les entretiens d’embauche durent le temps d’une exploration d’ADN et l’analyse d’un cheveu peut amorcer ou annihiler un premier rendez-vous romantique. Quelle peut bien être la place laissée au hasard dans une société qui a mis au ban toute lacune ? Parce qu’il espérait supprimer la violence, la maladie ou les accoutumances, le monde eugéniste de Bienvenue à Gattaca a relégué l’homme « naturel » à des fonctions subalternes et réduit ses perspectives existentielles à néant. L’assassinat tient certes avant tout du symbolique, mais sa portée est universelle, bien plus dramatique que dans le cas, forcément circonscrit, des tueurs en série des slasher movies.
Blade Runner. Chasser les esclaves récalcitrants, hiérarchiser les êtres.
Ridley Scott se livre à une véritable typologie des personnages : humains, réplicants, citoyens, renégats, créateurs, créatures… Les réplicants sont des androïdes à mémoire affective, dotés de souvenirs artificiels, enfermés dans un rôle ingrat d’esclaves modernes. Certains d’entre eux rêvent de s’en affranchir ; ils sont alors poursuivis et éliminés par des « blade runners ». C’est précisément en cela que le film est dystopique : il recrée l’homme sous forme d’ersatz, confond l’original et la copie, offre à cette dernière tout ce qui contribue à faire humanité, mais lui refuse obstinément les libertés les plus élémentaires. Ostracisme, racisme, ethnocentrisme : toutes ces notions se chevauchent et se fondent dans un récit à multiples enchâssements, au sein duquel la Tyrell Corporation apparaît comme la métastase d’une tumeur sociétale. L’assignation à des rôles prédéterminés, la brièveté programmée de l’existence, le statut irréfragable de domestique : des attributions sociales, les réplicants ne connaissent que le caractère soustractif. Les tours verticales de Blade Runner ne sont, en ce sens, qu’une représentation architecturale des rapports hiérarchiques en vigueur dans le Los Angeles futuriste imaginé par Ridley Scott.
Soleil vert. Inégalités, complots, répressions, meurtres.
Soleil vert s’ouvre par un montage photographique portant sur l’émergence de la société industrielle. S’y côtoient surpopulation et pollution. Vint ensuite une présentation apocalyptique du New York de 2022, ses « vingt millions de gars au chômage », sa canicule asphyxiante, son atmosphère jaunâtre et ses émeutes de la faim réprimées dans le sang. Dans cette société futuriste, les aliments synthétiques ont remplacé la nourriture traditionnelle, certaines femmes sont juridiquement considérées comme du mobilier et des vieillards nostalgiques doivent pédaler pour produire leur électricité. Aux appartements spacieux et ultra-modernes des magnats de l’industrie, généreusement pourvus en bourbon, savons et viandes, s’opposent ceux des quidams, chiches, poussiéreux et privés de tout. Le répertoire des curiosités et abjections est potentiellement sans fin : un policier vole une petite cuillère pour goûter la confiture de fraise qui la macule ; on élimine des cadres, des prêtres ou des inconnus se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment ; las, les vieillards mettent fin à leur jour par suicide assisté, dans des procédures désormais industrialisées ; on débarrasse les rues des émeutiers en recourant aux pelleteuses… Âpre et pessimiste, Soleil vert apparaît comme un catalogue dystopique en papier jauni.
Jonathan Fanara
Événements politiques majeurs du XXème siècle, les totalitarismes ont, bien entendu, été interrogés par les artistes en général et les cinéastes en particulier. Depuis Le Testament du Docteur Mabuse, de Fritz Lang (1932), qui montre clairement, bien que de façon métaphorique, comment les idéaux criminels nazis se sont imposés dans la société allemande, jusqu’au Fils de Saul (2015) de László Nemes, qui plonge le spectateur au cœur de l’horreur concentrationnaire, le cinéma s’approprie l’histoire totalitaire avec la rigueur du documentaire, le baroque d’une plongée en enfer ou même la forme d’un conte.
L’Aveu, ou la disparition des droits civiques
Le totalitarisme prend généralement la forme d’un état où la force de répression politique est surdimensionnée. Le pouvoir en place mise constamment sur la fable d’un ennemi intérieur qu’il faudrait éradiquer mais qui change sans cesse de visage, ce qui justifie de considérer tout le monde comme un suspect potentiel, y compris les collaborateurs d’hier. L’Aveu, de Costa-Gavras, fait partie d’une trilogie du cinéaste grec sur les dictatures, après Z (sur la dictature des colonels en Grèce) et avant Etat de siège (sur le rôle des « conseillers spéciaux » envoyés en Amérique du Sud répandre la pratique de la torture). Le film s’inspire de l’expérience vécue par Artur London, un dirigeant communiste tchécoslovaque qui sera une des victimes des procès de Prague en 1952. Costa-Gavras filme avec minutie les méthodes de la police politique : arrestation arbitraire qui ressemble plus à un enlèvement, déstabilisation sensorielle, perte de tout repère temporel, absence de repos… Tous les procédés employés pour briser la volonté du prisonnier sont ici exposés en détail. A cela s’ajoutent les techniques d’interrogatoires si spéciales, qui consistent à faire admettre au « suspect » une liste préétablie de « crimes » contre l’Etat et le peuple. Quelle que soit la force de caractère du prisonnier, tout est fait pour anéantir sa capacité de résistance et lui faire reconnaître tout et n’importe quoi. A cela s’ajoute le fait que le prisonnier, ici, n’est pas n’importe qui, mais fut une des figures dirigeantes du Parti Communiste en Tchécoslovaquie : personne n’est donc à l’abri de la folie cannibale d’un pouvoir paranoïaque.
S21, la machine de mort khmère rouge : victimes et bourreaux
L’une des caractéristiques du pouvoir totalitaire est qu’il utilise une partie de sa population comme bourreau de l’autre. Cela crée une division arbitraire de la population, selon des critères qui restent indéchiffrables pour tous et augmentent ainsi le sentiment que chacun est en danger. D’un autre côté, cette division permet d’agir sur la population en la rendant complice des crimes commis, en échange de certains privilèges non négligeables dans des pays où souvent manque le nécessaire. C’est ce que montre le cinéaste cambodgien Rithy Panh dans son documentaire S21, la machine de mort khmère rouge. S21 était un centre de détention où plusieurs milliers de Cambodgiens ont été torturés puis exécutés avant de disparaître dans des fosses communes. Dans son documentaire, Rithy Panh réunit, 25 ans après les faits, de rares victimes survivantes et d’anciens bourreaux. Il ne s’agit en aucun cas de condamner ceux-ci, mais de comprendre comment l’idéologie et l’administration totalitaires transforment des êtres ordinaires en tortionnaires de leurs compatriotes. Ainsi, Ruthy Panh questionne la déshumanisation aussi bien des victimes que de leurs bourreaux.
Nuit et brouillard : processus de déshumanisation
Au bout de l’expérience totalitaire, il y a bien entendu les camps. Le célèbre film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, en dresse une généalogie. A partir d’images d’archives, le cinéaste montre la construction des camps, mais surtout décrit l’idéologie qui y a conduit. Une idéologie qui consiste à ôter le caractère humain des prisonniers pour les réifier. Au sens propre, les hommes, femmes et enfants enfermés dans ces camps de la mort deviennent des objets : objets d’expérimentations « scientifiques », mais aussi objets au sens propre, abat-jours ou savon… Une déshumanisation qui n’est possible que parce l’idéologie a déjà, en amont, privé ces victimes de toute caractéristique humaine. Les camps représentent l’aboutissement de tout un processus. Ici, la déshumanisation passe d’abord par la perte du nom, remplacé par un numéro ; ne plus avoir de nom, c’est déjà ne plus exister… Resnais montre aussi une autre caractéristique du régime totalitaire : la mise en scène de son propre pouvoir. Mise en scène dans les grands rassemblements nazis bien entendu, mais aussi mise en scène dans les camps : sortie des trains, rituels quotidiens des appels, etc. Le but premier est de montrer la puissance écrasante du pouvoir face à la vacuité de l’individu, mais aussi de scander le quotidien par toute une série de rituels qui détournent le regard de l’essentiel. Détourner le regard est aussi une des caractéristiques des régimes totalitaires : désigner un coupable, porter l’attention sur un rituel, observer son voisin et non les agissements de l’Etat.
Hervé Aubert