A seulement 37 ans, László Nemes a vu son premier long-métrage récompensé par le Grand Prix à Cannes. La marque d’un début de carrière des plus prometteurs. Mais Le Fils de Saul méritait-il réellement cette consécration ? En s’attaquant à un sujet aussi difficile que la représentation de la Shoah au cinéma, Nemes (lui-même descendant de victime du Plan d’Extermination nazi) aurait pu nous présenter un drame historique académique, frileux ou misérabiliste.
Synopsis: Octobre 1944, Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est un juif hongrois rattaché au Sonderkommando, un groupe de prisonniers isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Lorsqu’il découvre le cadavre d’un enfant qu’il croit être son fils, Saul va s’éloigner des projets d’insurrection que fomente en secret le reste du Sonderkommando et n’aura de cesse de chercher un rabbin qui garantirait au garçon des funérailles pieuses.
Plongée dans l’enfer de la Shoah
Au contraire, sa proposition est celle d’une approche frontale passant par une réalisation sensorielle dont le pouvoir immersif n’avait jamais été aussi puissant pour faire ressentir aux spectateurs l’horreur des victimes des camps de concentration. Ses cadrages serrés en format 1:33 presque entièrement focalisés sur le personnage de Saul (Géza Röhrig) et son découpage qui étire les plans pour ensuite les couper avec une brutalité abrupte, font que les images sont tout du long porteuses d’une violence psychologique difficile à encaisser. Grâce à ce choix de point de vue subjectif unique filmé par une caméra portée, le déroulement de la Shoah dont Saul est témoin, et que le cinéma – qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions – nous a appris à appréhender, est entièrement laissé au soin du hors-champ. Dès lors, le pouvoir d’imagination du spectateur est constamment mis à contribution. Mais ce flou qui ouvre le film et entoure tout du long le personnage, ainsi que le peu de perspective que permet le format carré, peuvent également être perçus comme la représentation de ce déni dans lequel Saul s’est emmuré pour surmonter cette situation.
A défaut d’un flux constant d’informations visuelles, c’est essentiellement par le biais d’un habillage sonore dense que la vie dans les camps est rapportée. Coups de feu, cris, bruits de foule et pleurs sont autant d’éléments auditifs qui forment un interminable vacarme oppressant que les spectateurs devront déchiffrer s’ils veulent comprendre ce qui se joue autour du personnage à l’écran. La barrière des langages est également mise au profit de ce tumulte ambiant, car de toutes les langues parlées au sein de ce camp où, rappelons-le, étaient envoyés des Juifs venus de toute l’Europe (en tendant l’oreille, on entend des déportés parler français !), seul le hongrois, que comprend Saul, est sous-titré. Le fait que les ordres que vocifèrent les soldats SS en allemand ne soient pas non plus compréhensibles ajoute au sentiment d’asservissement et de déshumanisation que subissent les membres du Sonderkommando.
Ainsi, l’épineuse question de «comment filmer l’inmontrable» est astucieusement détournée par des choix de mise en scène particulièrement ingénieux. Le fait que László Nemes ait avant cela été assistant de Belà Tarr explique son gout pour les plans-séquences, qui se justifient ici par une volonté de nous faire vivre le cauchemar de Saul en respectant au maximum le temps réel. Peut-être est-ce d’ailleurs là le seul reproche que l’on puisse faire au film : Ne pas être allé jusqu’au bout de cette idée de temporalité. En effet, si le récit s’étire sur une journée, et implique donc de nombreuses ellipses, il aurait tout aussi bien pu se dérouler sur une durée de deux heures. Il ne fait aucun doute qu’un tel travail sur le temps réel aurait décuplé le pouvoir immersif du dispositif formel ainsi que le scénario.
Et, justement, qu’en est-il du scénario ? Celui-ci est, à l’image des interprétations et du montage: D’une extrême sobriété. Dans le sens bressonnien du terme, c’est-à-dire synonyme d’une efficacité redoutable et dépourvu d’effets inutiles. La recherche par Saul d’un homme de foi qui puisse l’aider à enterrer la dépouille de son fils est un enjeu qu’il s’impose pour retrouver une raison de survivre. Lui qui avait perdu toute empathie à force de participer au génocide de son peuple, retrouve dans cette quête désespérée l’humanité qui l’avait abandonné, et même un moyen de redevenir –même si ce n’est que temporaire– un être « vivant », à la différence de tous ceux qui l’entourent dont on ne peut nier qu’ils sont déjà morts. La sous-intrigue, celle du soulèvement que préparent les autres membres du Sonderkommando et dont les rares dialogues ne nous donneront que des bribes d’informations, apporte au film un semblant de souffle humaniste, rappelant que, contrairement à Saul, il y aura toujours des êtres courageux qui tenteront de faire front commun et de se révolter contre l’oppresseur. Et pourtant, cette touche optimiste semble bien faible tant la mise en scène réussit à nous faire partager avec Saul le sentiment fataliste qu’aucun espoir n’est permis. La possibilité d’un happy-end à cette ambiance mortifère apparaît incontestablement comme difficilement envisageable, et ce jusque dans le plan final. C’est bien de là que naît la cruauté de cette mise en scène réaliste puisqu’elle s’interdit l’édulcoration que le cinéma nous donne invariablement, et presque malgré lui, de cette page noire de l’Histoire.
Tenter l’expérience Le fils de Saul, c’est accepter de se faire prendre au piège d’une réalisation novatrice qui nous plonge d’une façon étouffante dans le dernier endroit sur Terre où l’on souhaiterait se trouver, Auschwitz, et pire, de vivre le génocide par les yeux d’un esclave contraint de participer à l’extermination de masse des siens. Cette proposition sans précédent, tant en termes de dispositif immersif que de représentation de la Shoah, fait de ce film une œuvre majeure qui à n’en pas douter marquera de sa trace le 7ème art.
Le fils de Saul – Fiche technique
Titre original : Saul fia
Réalisateur : László Nemes
Scénario : László Nemes, Clara Royer
Interprétation : Géza Röhrig (Saul Ausländer), Levente Monár (Abraham), Urs Rechn (Biedermann), Sándor Zsótér (Le docteur), Marcin Czarnik (Feigenbaum)…
Musique : László Melis
Photographie : Mátyás Erdély
Montage : Matthieu Taponier
Producteurs : Gábor Sipos, Gábor Rajna
Distribution (France) : Ad Vitam
Budget : 1 000 000€
Récompenses : Grand Prix à Cannes 2015, Oscar 2016 du meilleur film en langue étrangère
Genre : Drame
Durée : 107 minutes
Date de sortie : 4 novembre 2015
Hongrie – 2015