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© Boulevard du crépuscule, Paramount

Quand Hollywood se regarde à travers une caméra

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

C’est un thème qu’on a l’habitude de décliner sous toutes ses formes à Hollywood : le cinéma, ses arcanes, ses à-côtés, ses stars, ses petites mains. C’est moins pour célébrer leur art que pour en identifier les déviances que les cinéastes décident de le mettre en abîme et d’en démystifier les parties prenantes. Retour sur quelques films américains porteurs d’un regard clinique, sarcastique ou désenchanté sur le septième art.

Du Dictateur de Charlie Chaplin (1940) au Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma (2019), une scène a été immortalisée à toutes les époques et sous tous les angles : celle du peintre scrutant son modèle pour en dresser fidèlement le portrait. Tout est soudainement suspendu, plus rien n’existe à part le sujet que l’artiste a sous les yeux et dont il cherche à reproduire les traits avec minutie. Cette posture, c’est aussi celle du réalisateur de cinéma qui, dans une mise en abîme souvent vertigineuse, choisit de porter son regard – c’est-à-dire sa caméra – sur son artisanat et l’industrie qui le supporte. Il le fait directement (dans un film sur le cinéma tel que Boulevard du crépuscule), indirectement (par exemple dans un film sur le théâtre ou la magie tel qu’Ève ou Le Prestige) ou métaphoriquement (comme dans Jurassic Park où le passage de John Hammond d’un cirque de puces à un parc de dinosaures renvoie en seconde intention à l’ascension hollywoodienne de Steven Spielberg). À force de traîner leurs guêtres dans les studios, les cinéastes en ont extrait de quoi façonner leurs films. Le vedettariat et ses névroses mégalomaniaques, les producteurs et leurs actes de prédation, les séries B et leurs économies de bouts de chandelle ont donné lieu à des centaines de films, cliniques, caustiques ou parodiques, certains figurant parmi les plus marquants de leur époque.

À tout seigneur, tout honneur. Entre Boulevard du crépuscule (1950) et Fedora (1978), il s’est écoulé presque trente années. L’âge d’or dont le premier semble signifier le déclin est relégué aux oubliettes par le Nouvel Hollywood, dont les représentants ne sont autres que les « barbus » décrits dans le second, dont l’art consisterait à « filmer dans la rue avec une petite caméra ». Billy Wilder est à la manœuvre dans les deux films et leur parenté ne s’arrête pas là. Norma Desmond, l’héroïne de Boulevard du crépuscule, vit dans l’ombre d’une gloire passée. « Je suis belle. C’est le cinéma qui est devenu un monstre. » Elle reçoit des courriers faussement enthousiastes envoyés par son majordome et se repasse volontiers ses vieux succès. Elle a même commencé à travailler sur un nouveau script avec un scénariste qui, loin de croire en elle, est cependant heureux de se voir confortablement installé dans son manoir. Boulevard du crépuscule raconte l’impossibilité de faire son deuil du vedettariat. C’est un refus de vieillir, d’être moins désiré, de disparaître qui irrigue le long métrage. Il en sera de même dans Fedora, avec cette star has been fermement cramponnée à la célébrité. Hollywood ne se signale pas seulement à la faveur de ses comédiennes sur le retour : dans Boulevard du crépuscule comme dans The Artist ou Chantons sous la pluie, on voit poindre le passage douloureux du muet au parlant, mais aussi un système implacable où les indésirables s’évanouissent par l’indifférence – on ne rappelle Norma que pour lui emprunter sa voiture ; dans Fedora, c’est le cinéma classique qui exécute son chant du cygne.

Ed Wood (1994) est un autre cas intéressant. Le film de Tim Burton se fixe tout entier sur celui qui est considéré comme le pire réalisateur de l’histoire. Au-delà du personnage et de sa caractérisation (un marginal typiquement burtonien), on découvre par son entremise les arrière-cuisines des séries B américaines. Le Hollywood des années 1950 est en effet friand de faiseurs capables de tourner des films à petit budget dans l’urgence, en vue d’un retour sur investissement rapide et rémunérateur. La relation privilégiée qu’entretiennent Edward Wood et Béla Lugosi apparaît par ailleurs comme une allusion directe à la fascination qu’exerçaient sur Tim Burton les comédiens Vincent Price et Christopher Lee. Si Ed Wood est une satire, elle est affectueuse et présidée par la passion que Tim Burton voue au cinéma horrifique artisanal. Dans ses entretiens avec Mark Salisbury, le réalisateur de Beetlejuice et Batman confie : « Rien ne pouvait détourner Ed Wood de son désir de raconter une histoire, ni les câbles dans le champ ni les décors fauchés. C’est une forme assez tordue d’intégrité. » Il y admet également que Plan 9 from outer space est un film spécial, avec lequel il a grandi et qu’il apprécie malgré ses immenses et indiscutables défauts. Ed Wood est donc à la fois une critique des productions prédatrices, une façon de mettre en images les propres passions de son metteur en scène et un hommage sincère et amusé au cinéma artisanal, dont la logique est poussée à son paroxysme par l’intermédiaire d’un personnage-cinéaste réel mais improbable.

Ève, sorti la même année que Boulevard du crépuscule, en partage certains partis pris. Joseph L. Mankiewicz se penche sur le monde du théâtre – et, par extension, sur le milieu cinématographique. Le film progresse selon un double mouvement : pendant qu’une star vieillissante de Broadway se met à douter à propos de son couple et de sa carrière, une jeune et manœuvrière arriviste se prend à rêver des feux de la rampe. Dans cette histoire, Margo Channing est l’alter ego de Norma Desmond. Sur le déclin, bientôt pathétique de jalousie, elle voit en Ève une rivale aux armes mieux fourbies. Le jeunisme, l’obsession de la scène et de la gloire, les cérémonies et récompenses sans joie : tout est passé à la moulinette du film noir, du cynisme et du désenchantement. Ève a un appétit insatiable de succès. Elle décrira les applaudissements du public comme « une vague d’amour qui submerge la rampe et vous enveloppe ». Joseph L. Mankiewicz ne manque évidemment pas de décocher plusieurs flèches à l’endroit du monde du spectacle (en ce, y compris le cinéma) : les spectateurs de Broadway sont décrits comme « des mordus des autographes » et « des animaux vivant en bande », on dira d’un lit couvert des manteaux de fourrure des stars qu’il « ressemble à un tas d’animaux morts » et l’intérêt que les comédiennes portent aux scénaristes y apparaîtra pour le moins intéressé.

Dans Barton Fink (1991), John Turturro campe un homme de lettres fraîchement auréolé de succès, salué par la critique et bientôt débauché par les studios Capitol Pictures pour scénariser un film portant sur le monde du catch. Il se voit cantonné dans une chambre d’hôtel miteuse et exiguë, où son travail est parasité par le bruit, l’abattement et l’ennui. Ne parvenant à se départir du syndrome de la page blanche, il se sent en outre prisonnier d’un contrat au nom duquel on l’astreint à renoncer à tout ce qui fait l’essence de sa prose. Son producteur, l’hystérique et prétentieux Jack Lipnick, bat en brèche et cherche à infléchir le scénario qu’il lui présente, quitte à le vider de sa substance pour n’en faire qu’une pâle caricature se résumant à « un orphelin », « une romance » et « un ennemi ». Les frères Coen ne se font pas prier pour portraiturer un milieu du cinéma aux prétentions artistiques basses et aux aspirations financières hautes. Leur Hollywood des années 1940 se voit exclusivement animé par l’absurde et guidé par le lucre. On y emploie des auteurs aux prétentions soci(ét)ales pour bricoler une bouillie insipide sur le catch. On y réduit toute exigence artistique à sa portion congrue. Le tout dans l’espoir déshonorant d’appâter un public le plus large possible. Comme le souligne très justement Julie Assouly, maître de conférences en Civilisation américaine, dans L’Amérique des frères Coen : les personnages de Barton Fink « […] sont des archétypes, dont le rôle est de pointer du doigt un système pyramidal absurde et insensé […] ».

David Cronenberg s’est lui aussi essayé à la mise en abîme. Son Maps to the Stars fait de Hollywood une industrie de la névrose. Une starlette vaniteuse d’à peine treize ans y est caractérisée par un cynisme n’ayant d’égal que son insensibilité. Les usines à rêves hollywoodiennes y produisent à la chaîne des parvenus, des hypocrites et des dépravés. D’aucuns carburent aux stupéfiants et aux antidépresseurs. D’autres voient leurs excréments se marchander clandestinement. La démence est plurielle, collective, inexpiable. On va jusqu’à fanfaronner lâchement à la mort tragique d’un gamin. La solution prônée par David Cronenberg se trouve à même la jaquette du film : mettre feu à ce microcosme délirant.

Des films qui se regardent le nombril, il en existe des centaines. Abel Ferrara, Roger Altman, Quentin Tarantino, David Lynch, Woody Allen, Christopher Nolan ou Alejandro González Iñárritu auraient tout aussi bien pu être cités ici. Tous ont, d’une manière ou d’une autre, évoqué le septième art, ses illusions, la voracité de ses producteurs, le quotidien de ses petites mains ou ses rapports parfois embarrassants avec le public. C’est la tentation du peintre : portraiturer le modèle qu’il a sous les yeux.

Bonus : quand le cinéma parle du cinéma

« C’est formidable le cinéma. On voit des filles avec des robes. Le cinéma arrive et on voit leur cul… » – Le Mépris

« Le reste du temps il ne se passe rien, comme dans les films français. » – Mr. Nobody

« Depuis toujours, je me suis demandé comment ça pouvait bien être de l’autre côté de l’écran. » – La Rose pourpre du Caire

« – À votre avis, qu’est-ce qui est indispensable pour qu’un film ait du succès ?
–  Le cul.
–  Non, mieux que ça. Une star.
–  Ah, c’est ça ! J’ai l’impression que vous me prenez pour David Selznick. Je fais pas dans la super production, je fais dans la merde.
– Oui, et cette merde, si une star est d’accord pour marcher dedans, ça devient un
autre produit.
– Ouais, une merde avec une star. » – Ed Wood

« Ils me font marrer dans leurs films policiers : les bagnoles démarrent au quart de tour et ils sont toujours garés dans le bon sens ! » – Les Vécés étaient fermés de l’intérieur

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