Ouvrage collectif placé sous la direction de Jordi Balló et Alain Bergala, Les Motifs au cinéma s’empare des objets du quotidien, tangibles ou pas, pour décrire comment les réalisateurs de films les transforment en situations de cinéma. Une balançoire, une maison, un cri, une poursuite, une ombre, un arbre deviennent alors des opportunités de mise en scène ou des éléments scénaristiques à sens cachés.
Contrairement aux coutumes universitaires, la notion de motif demeure ici flottante, laissée à l’appréciation de chaque auteur. Tous peuvent dès lors y verser leurs observations sans s’astreindre à une définition trop balisée qui aurait pour corollaire d’assécher l’imagination. La plasticité du concept n’a finalement d’égal que ses occurrences : à l’instar des peintres, tout réalisateur-auteur fait défiler les motifs, parfois obsédants, au sein de sa filmographie. La question de l’intentionnalité se trouve naturellement au centre de la réflexion. Et les auteurs de rappeler que si les cheveux constituent un motif passif (tous les personnages féminins ont une chevelure), des cinéastes comme Alfred Hitchcock ou Ingmar Bergman en ont usé délibérément pour faire sens. On pourrait en dire autant des fragments de nature qui conditionnent depuis toujours le cinéma de Terrence Malick.
« Déambulations ». C’est ainsi qu’est baptisé le premier chapitre de l’ouvrage. Àngel Quintana examine en premier lieu les paysages vus à travers les vitres d’une voiture, dans Voyage en Italie de Roberto Rossellini, ou, de manière plus récurrente, dans le cinéma d’Abbas Kiarostami. Chez Philippe Garrel (Elle a passé tant d’heures sous les sunlights), il note une vue reconfigurée et rendue fantasmagorique, notamment par la pluie, jusqu’à atteindre une forme de pureté mélancolique. Charlotte Garson analyse ensuite la place de l’escalier au cinéma, en citant Billy Wilder (l’insert sur les chevilles dans Assurance sur la mort), Alfred Hitchcock (le crime dans Psychose ou l’effet Vertigo) et Max Ophüls. L’escalier est un « lieu-raccord », un « élément-clé du cinéma hollywoodien », « l’axe dévolu au lyrisme du mal en action », une « spirale suspensive ». Seul un motif tel que le baiser (chapitre « Maison ») peut prétendre concurrencer ses effets dramaturgiques. Imma Merino l’étudie à l’aune du Parrain II (le baiser de Judas), de Casablanca (l’amour impossible) ou encore des Enchaînés (le geste qui s’éternise et rompt les canons cinématographiques). Décrit comme une « convention hollywoodienne », le baiser a fait peu d’émules en Europe, malgré quelques exceptions notoires parmi lesquelles se glissent Jean Renoir, François Truffaut ou Luis Buñuel.
Parmi les motifs de cinéma radiographiés, on retrouve le cri, l’abîme ou l’écran. « Je crie, donc je sens », postule Jacques Aumont, qui n’oublie de citer ni Edvard Munch, ni Alfred Hitchcock ou Brian De Palma. Le premier a en quelque sorte préfiguré la fonction du cri (le visage distordu, l’expression d’un affect, etc.), tandis que le cinéaste américain cite son modèle britannique dans le mémorable Blow Out, via « le cri de la terrorisée ». « Petite explosion sonore et visuelle », le cri fait naturellement le lit du cinéma de genre – songeons aux Scream Queens des films d’horreur –, mais investit aussi les films de guerre ou le western (le cri si caractéristique de l’Indien). Enfin, bien qu’il existe des exceptions notables, le cri n’est généralement pas le même selon qu’il soit masculin ou féminin. Le premier a tendance à crier quand il attaque, tandis que la seconde l’imite quand elle est attaquée…
Blow Up : les escaliers au cinéma
L’abîme, grossièrement résumé, c’est la petitesse d’un personnage face à une étendue vertigineuse, mais aussi « un espace menaçant », voire « une voie sans issue qui accentue le conflit ». Alfred Hitchcock peut en toute logique être à nouveau convoqué, par exemple à l’occasion de La Mort aux trousses ou de Sueurs froides, deux œuvres où la verticalité joue les premiers rôles. L’abîme peut aussi prendre des atours existentiels ou se confondre avec un vertige à la fois fascinant et rebutant. David Lynch s’en empare dans Lost Highway, Mulholland Drive ou Inland Empire, faisant ainsi dire à Glòria Salvadó Corretger que ses films constituent « un voyage au bord de l’abîme ». Le motif de l’écran, examiné par Raffaele Pinto, supporte plusieurs réflexions passionnantes. L’Homme à la caméra : « l’abandon de l’empathie romanesque avec l’écran ». La Dernière séance : une fonction nuancée de l’écran, par lequel Peter Bogdanovich semble projeter les fantasmes de ses personnages. Quant à Woody Allen, il permet à ses protagonistes de pénétrer l’écran et d’en ressortir, avec toutes sortes d’implications sur leur caractérisation et le récit.
Dans le chapitre « Action », il sera notamment question des duels et des poursuites. Quim Casas scrute le duel à l’aune du western et du buddy movie, dans ses configurations plurielles et parfois inattendues : Les Trois mousquetaires et ses corps chorégraphiés en plan général ; Playtime et la séquence des chaises modernes. On s’intéresse ensuite aux luttes contre soi-même (Faux semblants), à celles qui ne produisent pas (Heat) ou qui demeurent d’ordre psychologique (Le Silence des agneaux). « Pierre angulaire du langage cinématographique » selon Manuel Garin, la poursuite peuple tous les genres, bien qu’on l’appréhende surtout dans le cadre des films d’action et des comédies. Sa finalité putative ? « Danser, affirmer le chaos ».
Blow Up : la salle de cinéma (donc l’écran) au cinéma
« Intimité », « plan général » et « communication » : les trois chapitres suivants mériteraient que l’on examine en détail chaque motif traité. Parce qu’il faut bien se restreindre, nous retiendrons respectivement le miroir, la foule et l’horloge. Le miroir renvoie une image, or une image se compose souvent d’une part de fantasme et d’interprétation. Antoine Doinel et Travis Bickle, deux personnages parmi les plus célèbres du septième art, ne le savent que trop bien : le reflet les dédouble, en même temps qu’il agit puissamment sur la perception de leur personnalité, voire de leur identité. Dans La Dame de Shanghaï, c’est même « l’identité du monde qui se fracasse ». Carles Guerra analyse la foule à travers plusieurs prismes : acteur politique dans le cinéma soviétique, et notamment chez Eisenstein, « détentrice d’une intelligence collective » chez Dziga Vertov, elle deviendra victime de sa propre panique dans La Tour infernale ou L’Aventure de Poséidon. On retrouve le même Vertov avec le motif de l’horloge, symbolisant chez lui l’effort de travail pendant la révolution sociale. Woody Allen, Charlie Chaplin, Louis Malle ou Sidney Lumet l’emploieront également, avec des intentions diverses, oniriques, symboliques ou… strictement temporelles.
Si le concept du motif reste une entité plastique, ce qui le compose l’est plus encore. Dominique Païni nous explique ainsi que l’ombre est « le son du cinéma muet », mais aussi le réceptacle désigné de « trois natures » (homme, chose et nuage). Endika Rey évoque le fantôme comme une « transition entre des mondes », parle de ses mutations et de ses différents modes de représentation. Jean-Michel Frodon passe le livre au peigne fin, jusqu’à exhumer plusieurs usages : le matériau adaptable et adapté, la fonction négative, la promesse de liberté, la ligne de tension, les citations ou clins d’œil, etc. Et l’auteur de rappeler que des cinéastes tels que François Truffaut ou Jean-Luc Godard ont toujours eu une prédisposition à recourir à cet objet. Jacques Aumont, encore lui, s’intéresse cette fois au labyrinthe et en extrait plusieurs modalités : l’espace intrinsèquement dédaléen de Shining, simplement vaste du Grand Budapest Hotel, inextricable comme les forêts de Blanche-Neige ou de La Désolation de Smaug ou cérébral de Citizen Kane ou Le Procès. Joachim Lepastier sonde un motif plus confidentiel, la cicatrice, mais non moins dense : elle est un témoignage, indélébile ou transitoire, que le cinéaste va employer à sa guise. Chez David Cronenberg, dans le Scarface de Howard Hawks, dans le chef du Joker, elle prend à chaque fois une signification particulière appelée à orchestrer une part du récit. La main, la fenêtre ou le tableau seront eux aussi disséqués dans leur pluralité.
Blow Up : le livre au cinéma
Les Motifs au cinéma rappellera à certains l’émission Blow Up, diffusée sur Arte. Bien que le format et le degré d’analyse ne soient pas comparables, les deux concourent finalement au même objectif : identifier des motifs de cinéma, ausculter les situations qu’ils conditionnent, en dégager certaines constantes, les conjuguer aux cinéastes pour qui ils constituent des formes d’obsessions, avouées ou non. En cela, l’ouvrage s’avère un précieux outil d’analyse, ergonomique, consultable ponctuellement, capable de nous plonger à travers les diverses strates interprétatives du septième art.
Les Motifs au cinéma, ouvrage collectif placé sous la direction de Jordi Balló et Alain Bergala
Presses Universitaires de Rennes, août 2019, 354 pages