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Les escaliers au cinéma : un motif tout sauf innocent

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

C’est un motif cinématographique récurrent, et pas seulement chez Alfred Hitchcock ou Billy Wilder. L’escalier permet des prises de vues singulières, acrobatiques, voire virtuoses. Il sert parfois à révéler les personnages, à les amener à se rencontrer ou à symboliser, parmi d’autres décors, l’univers dans lequel ils évoluent. Focus.

Ok, ça roule, tu prends le dragon, je prends les escaliers. Ça marche, je vais les trouver et les monter ces escaliers, et s’ils me cherchent, je vais peut-être même les descendre ! Avec moi, les escaliers, c’est marche ou crève. Il va y avoir de l’embardée dans la rambarde ! Il va ramper dans sa cage d’escalier et repartir avec des Marche-mallow !

Shrek permet d’exemplifier triplement l’importance des escaliers au cinéma : ces derniers se trouvent non seulement à l’image, mais également dans le texte, en plus de quoi ils se fondent dans le décor d’un château ancien, ce qui constitue une récurrence mille fois observée dans la courte histoire du septième art.

Toujours de l’animation et des édifices augustes : Le Roi et l’Oiseau a un escalier aux cent mille marches à faire valoir. Il fait l’objet d’une séquence mémorable, à l’occasion d’une fuite rythmée par les partitions de Wojciech Kilar. Mais l’escalier se distingue surtout via une œuvre et un cinéaste en particulier : Le Cuirassé Potemkine et Alfred Hitchcock. Le film de Sergueï Eisenstein met en scène une descente de landau légendaire dans un chaos répressif qui l’est tout autant – séquence reprise ensuite par Brian De Palma dans Les Incorruptibles –, tandis que le second dispose d’un catalogue tout entier autour de ce motif, que l’essayiste Lydie Decobert décrit à son endroit comme « une dynamique de l’effroi ».

Hitchcock, Wilder : les obsessionnels

Une clef sous un tapis dans Le Crime était presque parfait, des travellings compensés pour sursignifier le vertige dans Sueurs froides, une caméra au plafond et un smash cut dans Psychose, un chien féroce sur un palier dans L’Inconnu du Nord-Express, un verre de lait dans Soupçons, une caméra montant les marches en compagnie d’un couple avant de rebrousser chemin, à la faveur d’un double mouvement de travelling, dans Frenzy. « Vous savez… Vous êtes vraiment mon type de femme ! » Les répliques, les cadrages serrés, la manière dont les visages sont inscrits dans le plan, cette caméra qui se retire en redescendant élégamment l’escalier : minuscule au regard d’une filmographie proprement étourdissante, l’avant-dernier film d’Alfred Hitchcock possède néanmoins une séquence majuscule, passée à la postérité.

À l’ombre d’Alfred Hitchcock se tient Billy Wilder. Dans Assurance sur la mort, Phyllis Dietrichson descend des marches la menant au rez-de-chaussée pendant que le cinéaste américain immortalise un bracelet de cheville symbolisant sa disponibilité… Boulevard du crépuscule se termine quant à lui par une descente d’escalier au cours de laquelle Norma Desmond, ancienne vedette hollywoodienne tombée en désuétude, imagine que les journalistes et photographes de la presse à scandale l’attendent… pour tourner un nouveau film. Dans les deux cas, il s’agit de séquences-phares apportant une indication essentielle sur les premiers personnages féminins : Phyllis n’est pas l’épouse aimante que l’on pourrait croire ; Norma, engoncée dans une gloire passée, n’a plus aucune prise avec la réalité.

De l’emploi des escaliers au cinéma

Le cinéphile pourra citer des séquences éparses, mémorables mais pas forcément représentatives de l’obsession d’un auteur pour le motif : la montée des marches dans Rocky, la caméra ultra-mobile de Quand passent les cigognes, la tronçonneuse d’American Psycho, l’escalier insolite d’Inception, un personnage diminué se traînant laborieusement dans Bienvenue à Gattaca, une fusillade dans Scarface, les violences conjugales dans Shining, Cendrillon perdant son soulier de verre ou le coït dans A History of Violence.

Il peut être vide ou peuplé, étriqué ou large, intérieur ou extérieur, en colimaçon ou non : l’escalier est partout, chez Max Ophüls comme chez François Truffaut, dans le Ran d’Akira Kurosawa ou dans le Citizen Kane d’Orson Welles, en bonne place dans des chefs-d’œuvre tels que M le maudit ou Il était une fois en Amérique. Même Tim Burton l’emploie pour souligner l’étrangeté d’Edward aux mains d’argent, comme si le décor devenait le prolongement naturel du personnage.

Pour quoi faire ?

L’escalier est un lieu de passage et de transition, un décor récurrent, un motif se prêtant aux mouvements de caméra, aux plongées/contreplongées, aux rencontres fortuites et succinctes. Il peut devenir ligne de fuite ou objet de symétrie, avoir une valeur scénique ou symbolique. Le retrouver à l’écran n’a rien de surprenant, mais certains réalisateurs ont su en tirer un parti judicieux : Quentin Tarantino dans Kill Bill pour muscler une séquence de baston, Abel Ferrara dans Bad Lieutenant pour restituer une ambiance malsaine, Robert Wiene dans Le Cabinet du docteur Caligari pour porter l’expressionnisme à incandescence ou William Friedkin dans L’Exorciste pour rehausser l’horreur, en clerc. Tous ces réalisateurs n’ont cependant rien inventé : songeons un instant au Philosophe en méditation de Rembrandt – datant de 1632. Le motif de l’escalier n’a pas attendu l’écran pour exprimer sa puissance suggestive et picturale.

Les escaliers chez Alfred Hitchcock

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