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« M le Maudit » : prendre Lang avec le cinéma

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Parabole de l’Allemagne des années 1930, bijou de mise en scène, métaphore de l’avènement du nazisme, M le Maudit lutte d’égal à égal avec Metropolis dans la filmographie pourtant riche de Fritz Lang. On vous explique pourquoi.

Les plus grands cinéastes ne se contentent pas de raconter des histoires, ni même de les mettre en images avec plus ou moins de virtuosité. Ils se servent du médium cinématographique pour hisser leur propos au-delà des personnages et des intrigues. Ils recourent à la mise en scène, au cadre, à la photographie ou à la bande-son pour faire sens, pour doubler les coutures narratives, pour connoter le spectacle. Jugé à cette aune, Fritz Lang apparaît sans conteste comme un géant du septième art. Et M le Maudit, qui fut inspiré de l’affaire du « vampire de Düsseldorf », comme un chef-d’œuvre quasi inégalable.

Dès la scène d’ouverture, les dés sont jetés : Berlin est terrorisée par un tueur d’enfants, immortalisée à travers les appartements chiches d’une cité ouvrière et bercée par une comptine terrifiante que réprouvent quelques ménagères lasses. « Tant qu’ils chantent, on sait qu’ils sont là », se rassure-t-on à bon compte dans les chaumières. Jusqu’à ce que la disparition d’Elsie se voie doublement actée : à travers l’intrigue policière, mais surtout à l’écran, par les vues symboliques d’une assiette vide, d’une balle abandonnée dans l’herbe et d’un ballon gonflable échoué dans les lignes à haute tension.

Fritz Lang et Thea von Harbou avaient tout programmé dans un scénario d’une épaisseur singulière. Pensé comme un « petit projet », M le Maudit fut entièrement tourné en à peine six semaines, grâce au travail titanesque, d’une précision d’orfèvre, qui avait été réalisé en amont, lors du processus d’écriture. Il faut dire que le cinéaste austro-hongrois, binational par mariage, se relevait à peine d’un échec retentissant, La Femme sur la Lune, qui lui avait coûté sa société de production. Il apprivoisait en outre le son pour la première fois, dans ce qui demeurera son avant-dernier film allemand – avant un départ furtif en France, puis prolongé aux États-Unis.

Apologie du son 

La prouesse technique est telle qu’elle fera date. Le meurtrier Hans Beckert sifflote quelques notes de Peer Gynt qui l’identifient instantanément, y compris pour un aveugle. Les fréquents contrastes sonores se révèlent saisissants. Les montages permettent à Fritz Lang de dissocier la bande-son de l’image, de prolonger les commentaires et dialogues en voix off, de faire compléter la phrase d’un personnage par un autre, de recourir aux flux du parallélisme et aux reflux de l’oxymore. La scène de la traque se trouve elle-même conditionnée et chorégraphiée par les bruits que s’échangent les sbires à la solde de la pègre. Car les policiers n’enquêtent pas seuls sur le tueur en série : les criminels allemands, conscients que la paranoïa grandissante joue en leur défaveur, cherchent eux aussi à mettre fin à une épopée sanguinaire qui n’a que trop duré.

On raconte qu’à la vue de M le Maudit, Irving Thalberg, alors producteur à la MGM, demanda à ses réalisateurs et scénaristes pourquoi aucun d’entre eux ne se montrait capable d’autant d’audace et d’inventivité à Hollywood. Mais lui-même aurait-il avalisé une histoire sordide mettant sur un même plan policiers et criminels, dans une ville prise d’angoisses irrépressibles et de pulsions vengeresses ? Car c’est bien cette chape sinistre que Fritz Lang soulève avec témérité : il filme une ville de Berlin aussi terrorisée et paranoïaque que l’est le Boston de Gerold Frank, en prenant grand soin de confondre l’ordre et le crime, dont les actes et mouvements se complètent et se prolongent d’un plan à l’autre, à la faveur d’un long montage parallèle. C’est un peu comme si les deux pôles extrêmes de la société allemande se répondaient soudainement en champ-contrechamp, et en des termes tautologiques.

La police et la pègre recourent toutes deux à la surveillance, aux mouchards et à la délation. Elles organisent leur traque dans des comités restreints, en s’échinant à établir le profil du meurtrier. « Un outsider nous gâche nos affaires », argueront les criminels, avant d’ajouter : « Nous sommes exposés aux vexations policières. » De son côté, le préfet répond aux demandes pressantes et irritées de son ministre de tutelle en égrenant les difficultés et mérites de ses hommes : des dépositions contradictoires, plus de 1500 pistes étudiées, des fouilles jusque dans les broussailles et les sous-bois… Et tandis qu’est louée l’implication totale des forces de l’ordre, Fritz Lang prend le parti, diablement ironique, de montrer les enquêteurs… en train de se restaurer dans un commissariat.

Fritz Lang, cet oracle

M le Maudit a un caractère doublement prémonitoire. Il annonce l’avènement des tueurs en série modernes et la montée du nazisme, ce que tend à attester son titre initial, Les Assassins sont parmi nous. En mettant en scène quatre millions de Berlinois tétanisés de peur et prêts au lynchage, Fritz Lang questionne la loi, la morale, la justice, la culpabilité et l’innocence. Sa séquence finale apparaît finalement à mille lieues des espérances contrariées de Joseph Goebbels, qui nota un jour dans son journal le commentaire suivant : « Fantastique. Pour la peine de mort. Lang sera notre réalisateur, un jour. »* La méprise est absolue.

Comme dans Furie, le cinéaste sonde la barbarie inhérente à chaque homme, condamne la justice expéditive et revendique la primauté de la loi contre l’arbitraire. « Je veux comparaître devant un vrai tribunal », assènera ainsi Hans Beckert, confronté à un ersatz de procès. Si sa culpabilité est si tôt énoncée, n’est-ce pas d’ailleurs pour échapper au whodunit et introduire le récit sur le terrain glissant de la morale ? Avec ses yeux globuleux et son air contrit, le tueur d’enfants apparaît en définitive plus apeuré que terrifiant. Le comédien de théâtre Peter Lorre, aussi néophyte qu’inoubliable, lui prête ses rondeurs et ses traits les plus vulnérables.

Fascinant, dense et virtuose, M le Maudit dispose en outre d’un viatique appréciable : une ombre projetée à la manière expressionniste sur un avis de recherche ; des vitrines de magasins sursignifiant la folie et la tentation avec des spirales tournoyantes, une flèche en yo-yo ou une marionnette écartant les jambes en forme de « M » ; un commentaire de graphologue sur les troubles sexuels et identitaires du meurtrier mis en parallèle avec l’image de ce dernier grimaçant atrocement devant un miroir ; un commissaire Lohmann filmé dans des positions humiliantes ; une séquence finale dont le montage, non alterné, efface sciemment les forces de police du récit ; un travail minutieux sur la lumière et les ombres (expressionnistes à souhait), sur les plongées-contreplongées ou sur le cadre.

Allemagne, année zéro ?

Pendant ce temps, la ville est exposée de manière panoptique. On découvre ses rues, ses maisons, ses magasins, ses habitants horrifiés, mais aussi leurs accès de paranoïa dès lors qu’un quidam approche un enfant, fût-ce innocemment. Le spectateur découvre comment l’opinion et la psychose se créent et se colportent : affiches, journaux, éditions spéciales, lettres à la presse, crieurs publics, rumeurs, mensonges se succèdent et s’auto-alimentent dans un brouhaha incessant. Le spectateur, toujours mieux informé que les forces de police, se demande en outre à quel point l’image peut être digne de confiance. Le procès-verbal du cambriolage n’apporte-t-il pas le témoignage édifiant d’une distorsion des faits par le recours aux photographies ? Enfin, comment ne pas voir dans le syndicat du crime, ses petites mains, ses bassesses et ses suppôts dévoués une allusion à peine voilée au nazisme émergent ?

* Finalement, M le Maudit, parabole de la montée en puissance du nazisme, fut amputé, puis interdit par Joseph Goebbels, alors ministre de la Propagande. Fritz Lang raconte dans le livre d’Éric Leguèbe Un Siècle de cinéma américain que le haut dignitaire national-socialiste avait employé des séquences du film dans un documentaire portant sur l’art dégénéré.

Bande-annonce : M le Maudit

Synopsis : Une petite ville allemande vit dans l’angoisse : un tueur en série s’en prend aux enfants des environs. La pègre et la police décident de traquer le criminel…

Fiche technique : M le Maudit

Titre : M le maudit ou M, ton assassin te regarde (version raccourcie de 1960)
Titre original : M, Eine Stadt sucht einen Mörder
Réalisation : Fritz Lang
Scénario : Fritz Lang, Thea von Harbou, Paul Falkenberg, Adolph Jang, Karl Vosh, d’après un article de Egon Jacobson
Musique : Extraits de Peer Gynt d’Edvard Grieg sifflés par Fritz Lang (Air : Dans l’antre du roi de la montagne)
Photographie : Fritz Arno Wagner et Karl Vash
Premier assistant opérateur : Erwin Hillier (non crédité)
Montage : Paul Falkenberg
Décors : Karl Vollbrecht, Emil Hasler
Production : Seymour Nebenzal
Société de production : Nero Filmgesellschaft
Sociétés de distribution : Allemagne, Vereinigte Star-Film GmbH
Pays d’origine : Allemagne
Langue : allemand
Format : Noir et blanc – 1,20:1 – Mono – 35
Genre : Expressionnisme allemand, drame.
Durée :
117 min. (1 57) (version initiale),
89 min. (1 29) (version de 1960),
111 min. (1 51) (restauration numérique, sortie en 2014)

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