Le pathétique Room 237 en témoigne, tout le monde trouve ce qu’il veut dans Shining. Film d’épouvante venu s’ajouter à l’impressionnant catalogue des genres explorés par Kubrick, Shining est une fois encore un film qui lui appartient pleinement.
Synopsis : Jack Torrance, gardien d’un hôtel fermé l’hiver, sa femme et son fils Danny s’apprêtent à vivre de longs mois de solitude. Danny, qui possède un don de médium, le « Shining », est effrayé à l’idée d’habiter ce lieu, théâtre marqué par de terribles événements passés…
L’ode tissée de l’espace
Pour tenter de circonscrire l’immense et inimitable pouvoir de fascination généré par cette œuvre, il suffit de suivre le mouvement qu’il initie dès son mythique générique. Cette vue d’hélicoptère sur les montagnes entame sa course sur un plan d’eau et s’incline avant de rejoindre la route sinueuse qui conduira à l’Overlook Hotel. Ce premier plan, splendide et clivé, est le programme de toute l’œuvre à venir.
Shining est un trajet. Celui, dans un premier temps, qui conduirait vers l’enfermement au sein d’une impasse dans la montagne bientôt bloquée par la neige et les intempéries. L’ouverture et sa suite nous l’indiquent : on vide les lieux pour y laisser la famille esseulée, et si l’on fait le tour du propriétaire par un jour de soleil, c’est pour circonscrire les limites de la vaste prison. On plaisante sur le cimetière indien, on indique le divertissement à venir du labyrinthe dans l’insouciance des derniers jours de la belle saison. Ce qui restera de l’extérieur sera bientôt recouvert : par la brume, par la neige, tandis que l’intérieur se tapissera de sang.
On a souvent dit que Kubrick n’avait pas osé s’affranchir suffisamment du roman de King, et qu’en achetant ses droits, il signait un pacte avec l’attente de son lectorat. En effet, Shining hésite entre le film introspectif sur les affres de l’inspiration et le registre fantastique et d’horreur. Il semblerait pourtant que cette sinuosité, cette nage en eaux troubles, soit l’un des critères qui rende unique son atmosphère.
Shining est indéniablement un film sur l’écriture, qui fonctionne sur un paradoxe. Jack cherche l’isolement pour écrire, mais cet élément n’existe qu’à l’échelle géographique : il est isolé du monde, tandis que dans l’hôtel, il occupe un espace absolument démesuré pour créer. Lieu démentiel, ce hall où les escaliers et les corridors convergent, est une métaphore du réseau de son esprit : concentré et ramifié. Un lieu trop vaste, mais dont il frappe pourtant les cloisons à coup de balle pour trouver l’inspiration. Cette confrontation aux limites du vide est une réponse à la présence du miroir dans sa chambre à coucher : Jack n’échappe pas à lui-même, et la fiction ne le délivre pas de ses obsessions; sa femme en fera l’expérience effrayante lorsqu’elle lira son abondante production, ou le sujet de cette phrase infiniment répétée n’est autre que Jack.
La claustration dans l’hôtel n’annihile jamais le mouvement, mais au contraire l’exacerbe. Pendant de la quête de Jack qui croit pouvoir trouver par les mots une échappatoire, celle de son fils se fait par une véritable odyssée architecturale. Les trajets/steadicam en tricycle de Danny sont ainsi l’occasion des séquences les plus magistrales du film. Le grand angle sur les corridors joue sur les attentes du spectateur, habitué à ce qu’on bride son regard pour accentuer sa peur de l’inconnu. Ici, tout est vu, et c’est la béance de ce lieu aux méandres continus qui suscite l’effroi, galvanisé à son tour par un travail d’orfèvre sur le son, que l’on songe aux modifications entre la moquette et le parquet au contact des roues, aux pulsations cardiaques ou le recours à une musique extraordinaire.
Un seul cinéaste parviendra à prendre ainsi la pulsation de l’architecture intérieure, en accentuant son caractère étouffant et anxiogène. David Lynch, dont les couloirs de Lost Highway, les patios de Mulholland Drive ou les labyrinthes d’Inland Empire, captent comme nul autre la dimension organique de la cloison.
Dans la cage obsessionnelle, le fauve est lâché : Nicholson au sommet de son art module sur une folie déjà si bien interprétée dans son versant solaire pour Vol au-dessus d’un nid de coucou. Puisque la cloison cérébrale flanche, autant exploser celles du réel : les frontières du temps et de la raison s’abolissent désormais, et l’Overlook confirme son nom : il permet de « voir plus » loin dans le temps, plus bas dans la mort. Flots de sang, cadavres et sorcières s’invitent au délire baroque d’une conscience ayant définitivement levé l’ancre.
Tragique et ironique, l’inspiration se déchaîne alors, invite à la danse mortuaire la petite famille : une femme qui semble depuis le début la proie idéale, tant elle nous irrite, un enfant encombré d’un pouvoir dont on ne sait pas vraiment quoi faire.
La fin est-elle frustrante ? Peut-être. Certains paradoxes insolubles ? Assurément. Qu’importe. Shining est l’un des plus grands films jamais réalisés sur l’architecture, le processus de l’écriture, son parcours sinueux et la frontière poreuse entre génie et folie.
The Shining – Bande annonce
Fiche technique: The Shining
Réalisation : Stanley Kubrick
Scénario : Stanley Kubrick et Diane Johnson d’après le roman homonyme de Stephen King
Interprètes : Jack Nicholson (VF : Jean-Louis Trintignant) : Jack Torrance, Shelley Duvall (VF : Evelyne Buyle) : Wendy Torrance, Danny Lloyd (VF : Jackie Berger) : Danny Torrance, Scatman Crothers (VF : Med Hondo) : Dick Hallorann, Barry Nelson (VF : Michel Aumont) : Stuart Ullman, Philip Stone (VF : Jacques François) : Delbert Grady Joe Turkel : Lloyd
Directeur de la photographie : John Alcott
Opérateur caméra : Garett Brown
Producteur : Stanley Kubrick
Producteur exécutif : Jan Harlan
Pays d’origine : États-Unis ; Royaume-Uni
Durée : 119 minutes, 146 minutes (version intégrale)
Dates de sortie : USA 23 mai 1980 ; France 16 octobre 1980
Auteur : Sergent Pepper