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Capture d'écran

Colère sur pellicule : Travis Bickle, le couperet de « Taxi Driver »

C’est l’un des personnages les plus célèbres du Nouvel Hollywood et du cinéma scorsesien. Travis Bickle est un être de colère et de frustrations. Il passe ses nuits à arpenter une métropole qu’il abhorre profondément. Une haine souterraine qui, conjuguée à une asociabilité avérée, va impulser une épopée macabre.

Martin Scorsese fait prononcer cette phare à Travis Bickle, le héros de Taxi Driver :

« Écoutez bien, bande de dépravés, voilà l’homme pour qui la coupe est pleine, l’homme qui s’est dressé contre la racaille, le cul, les cons, la crasse, la merde… voilà quelqu’un… qui a refusé… »

Il y a deux conclusions à en tirer, et elles sont toutes deux corroborées à différents moments du film. Travis se perçoit comme un justicier se dressant face à la toxicité du monde extérieur. Surtout, il est animé par une haine inexpiable, copieusement distribuée à tous ceux qu’il peut observer à travers les vitres de son taxi. « Il y a toute une faune qui sort la nuit : putes, chattes en chaleur, enculés, folles, pédés, pourvoyeurs, camés, le vice et le fric. Un jour viendra où une bonne pluie lavera les rues de toute cette racaille. » La « bonne pluie » se faisant attendre, c’est lui, transfiguré en psychopathe punkoïde, qui s’accommode du travail, en défiant un proxénète dont les manières ont le don de l’offusquer.

Marginal, insomniaque, mythomane, dépourvu d’attaches familiales, Travis Bickle est affligé par la solitude, contrarié en amour, dépossédé de sa foi par le sentiment d’être « abandonné de Dieu ». Il note minutieusement ses pensées les plus intimes – et les plus sombres – dans un journal, travaille chaque nuit tout en rêvant de nettoyer les rues de la vermine, et fréquente plus que de raison les cinémas pornographiques. Il se rêve en ange exterminateur, balance des répliques insensées à son miroir et se laisse déborder par une colère grandissante. C’est cette gangrène courroucée qui va servir de détonateur à Martin Scorsese et propulser son film sur les tables d’autopsie de la censure. Car Travis va bientôt se lancer dans une épopée sanguinolente, superbement montée, et cela occasionnera pour « Marty » de fâcheux préjudices : il doit retravailler la fin de son film pour éviter d’être classé X par la MPAA.

La colère de Scorsese fut telle que Steven Spielberg la rapportera plus tard en ces termes : « Je n’ai jamais vu Marty si agité. Au bord des larmes, mais bouillant de rage. Il a brisé une bouteille d’eau gazeuse sur le sol de la cuisine. On lui tenait les bras pour tenter de le calmer, de comprendre la raison de son état. Il a fini par annoncer que la Columbia avait vu son film, détesté la fin et voulait qu’il coupe toute la violence, toute la fusillade. » La colère est duale, et elle colle à la peau de Travis Bickle : il maudit en silence les animaux nocturnes qu’il observe depuis son taxi, puis matérialise ces ressentiments en recourant à la violence la plus abjecte, ce qui se répercute sur son créateur, exaspéré par les menaces de censure et le manque de soutien des studios.

Taxi Driver n’existerait pas sans colonne vertébrale, sans la misanthropie de son héros, sans la haine qu’il porte à ses pairs – parce qu’il est inadapté socialement, parce qu’il se sent supérieur aux autres, parce que la vie lui semble injuste et décevante. Martin Scorsese transforme la souffrance de Travis Bickle en puissant incubateur de frustrations et d’irritabilités. C’est précisément cela qui fait progresser l’intrigue, qui donne toute son étoffe au personnage, qui le plonge dans un désarroi tel qu’il ne pourra se voir désamorcé qu’à coups de gueule et de flingue. Le narrateur du film, c’est-à-dire Travis lui-même, est le premier commentateur de cette colère sourde, puis assourdissante. Il en définit le cadre, en situe les enjeux et en préfigure les débordements. Là se situe la sève de Taxi Driver.

Bande-annonce : Taxi Driver

Taxi Driver 

Réalisé par Martin Scorsese
Avec Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel
ETATS UNIS – 1976