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Cruella de Craig Gillespie, préquel à peine cruel

Sévan Lesaffre Critique cinéma LeMagduCiné

Après avoir raconté la genèse de Maléfique, le studio Disney s’attaque à une autre icône issue du grand classique d’animation Les 101 Dalmatiens sorti en 1961, dans une origin story bancale consacrée à Cruella d’Enfer. Le réalisateur australien Craig Gillespie (Moi, Tonya) livre ici sa version féminine et aseptisée du Joker, en troquant l’antipathique Cruella croquée par Marc Davis contre une fashionista vengeresse aux allures de Barbie punk-rock, mollement interprétée par Emma Stone. 

Après Maléfique, CendrillonDumboAladdinLe Roi Lion, Le Retour de Mary PoppinsLa Belle et le Clochard ou encore Mulan, le studio Disney prouve une fois de plus qu’il n’a qu’un seul intérêt : refaire ce qui a été fait, remettre en boucle le même disque, sans jamais parvenir à reproduire ce qui a plu, ému, et émerveillé par le passé. cruella

Good girl gone bad

Ici, au lieu d’entrer dans la psyché de l’iconique Cruella d’Enfer, personnage torturé, obsédé par les chiots tachetés et les manteaux de fourrure, imaginé par la romancière britannique Dodie Smith, on suit sans grand intérêt le parcours chaotique d’Estella Miller, pauvre orpheline brimée par le système scolaire et le conformisme social, mais bien déterminée à se faire un nom dans le milieu de la mode londonienne.

Intrigante sur le papier, sa rencontre fortuite avec les deux malfrats Jasper (Joel Fry) et Horace (Paul Walter Hauser), qui deviendront plus tard ses complices, ne provoque pas les rebondissements attendus. Colonne vertébrale de l’intrigue, l’interminable duel vestimentaire que se livrent Cruella et l’exécrable Baronne von Hellman (Emma Thompson, déjà vue chez Disney dans Saving Mr. Banks) sur fond de vol de médaillon, finit également par lasser. Clou du spectacle : les féroces dalmatiens veulent la peau de l’innocente Cruella..

Outre le patchwork de références stylistiques ou le soin accordé aux décors et costumes — Jenny Beavan rend d’ailleurs hommage aux exubérantes créations de Vivienne Westwood, reine de la haute couture anglaise des années 1970 –, Cruella ne tient pas la route.

Engourdi par des problèmes de rythme et une playlist pop-rock sixties envahissante qui étouffe l’effervescence du récit — le choix de la chanson « Smile » interprétée par Judy Garland fait notamment écho au Joker de Todd Phillips –, le film tombe dans le travers de la « victimisation » systématique de l’antagoniste disneyen.

En effet, s’efforçant une fois encore de vulgariser une de ses principales icônes pour plaire à la nouvelle génération, Disney suit sa recette à la lettre. Il s’agit de remplacer le méchant trop « caricatural » par un être décidément sensible, nuancé, un outsider contemporain faussement révolté et transgressif, afin d’éviter tout dangereux manichéisme ; puis de recycler le matériel narratif préexistant dans le but de flatter l’intellect des connaisseurs. Ainsi, lorsqu’il a dépassé sa condition d’infâme bourreau, l’antihéros humanisé, pétri de remords et de bonnes intentions, prend impérativement les traits d’un génie incompris, traumatisé, maltraité, qui doit susciter l’empathie du spectateur. Esclaves de cette infaillible mécanique du préquel aseptisé et raconté à la première personne, les scénaristes saccagent la mythologie originale, en disséminant tout de même quelques clins d’œil aux 101 Dalmatiens de Wolfgang Reitherman, Hamilton Luske et Clyde Geronimi.

Hélas, l’excentricité baroque du personnage de Cruella de Vil se heurte à la mise en scène laconique de Craig Gillespie. Dans une longue première partie, l’auteur de Moi, Tonya s’évertue à museler le monstre qui sommeille en Estella, et peine ensuite à réveiller l’alter ego diabolique et rebelle qui aurait dû être le sujet du film. Exit donc la chauffarde au rire bruyant et guttural, le fameux porte-cigarette lâchant derrière elle une épaisse traînée de fumée verte et nauséabonde, les plafonds décrépis du manoir croulant de Castel d’Enfer ou encore la course-poursuite finale avec Jasper et Horace dans la campagne enneigée de Dinsford…

Alors qu’elle mène une double vie pour berner sa concurrente (qui est en réalité sa mère biologique), l’ex-arnaqueuse devenue apprentie styliste, décide de se racheter en vengeant la mort de sa mère adoptive. Quant à l’égocentrique et impitoyable patronne, elle abuse de la créativité débordante de sa jeune recrue, mais aussi de son besoin d’héroïsme, de dévouement. Le luxe ostentatoire des défilés illustre à la fois le talent précoce d’Estella et la haine jalouse de la Baronne ; là se déclare également la rivalité des deux femmes.

Tout comme Cendrillon ou Blanche-Neige, autres héroïnes Disney orphelines, Estella se rend régulièrement à la fontaine de Regent’s Park — lieu de recueillement, de rupture, qui dénote parmi les ruelles d’une capitale anglaise sombre et hostile –, pour laisser libre cours à ses sentiments. Celle que l’on croyait naturellement hystérique, impulsive et fondamentalement détestable, n’est donc pas une authentique vilaine mais plutôt le reflet d’une intériorité trouble, obscure, une autoconstruction virtuelle. La cause principale de ses brutales sautes d’humeur et de sa prétendue perversité réside dans ce jeu de masques identitaire, qui est un exutoire pour Estella, prisonnière d’un carcan social trop guindé pour elle. Passé tragique et exclusion excusent la cruauté ; dès lors, l’aura et le mystère de Cruella d’Enfer s’évanouissent.

La fadeur d’Emma Stone n’arrange rien. Loin du visage cadavérique, de la silhouette menue et des « postures narratives » créées par Bill Peet et Marc Davis, la star de La La Land ne dépasse pas le stade de la caricature. Affublée de perruques toutes plus extravagantes les unes que les autres, elle n’incarne jamais cette diablesse vulgaire à la chevelure noire et blanche en pétard qui a durablement marqué nos esprits. Rarement aussi peu investie dans un tel double rôle, Stone ne peut rivaliser avec le raffinement de Betty Lou Gerson qui prêta sa voix au personnage dans Les 101 Dalmatiens, ni avec le grain de folie de Glenn Close, excellente dans la première adaptation live réalisée par Stephen Herek en 1996.

À l’instar de Robert Stromberg avec Maléfique, Craig Gillespie se complaît dans le récit éternel de la différence, de l’enfance traumatisée et de la repentance en trahissant de bout en bout l’esthétique minimaliste du chef-d’œuvre d’animation dont il s’inspire. Conjugués ensemble, féminisme cosmétique et noirceur factice font de Cruella un conte moderne raté cruellement malhonnête.

Sévan Lesaffre

Cruella – Bande-annonce

Synopsis : Londres, années 70, en plein mouvement punk rock. Escroc pleine de talent, Estella est résolue à se faire un nom dans le milieu de la mode. Elle se lie d’amitié avec deux jeunes vauriens qui apprécient ses compétences d’arnaqueuse et mène avec eux une existence criminelle dans les rues de Londres. Un jour, ses créations se font remarquer par la baronne von Hellman, une grande figure de la mode, terriblement chic et horriblement snob. Mais leur relation va déclencher une série de révélations qui amèneront Estella à se laisser envahir par sa part sombre, au point de donner naissance à l’impitoyable Cruella, une brillante jeune femme assoiffée de mode et de vengeance…

Cruella – Fiche technique

Avec : Emma Stone, Emma Thompson, Joel Fry, Paul Walter Hauser, Emily Beecham, Kirby Howell-Baptiste, Mark Strong, Tipper Seifert Cleveland, Kayvan Novak, John McCrea, Jamie Demetriou, Niamh Lynch, Andrew Leung, Ed Birch, Dylan Lowe, Paul Bazely, Abraham Popoola, Leo Bill, Ninette Finch, Sarah Crowden
Réalisation : Craig Gillespie
Scénario : Tony McNamara, Dana Fox d’après l’œuvre de Dodie Smith
Production : Kristin Burr, Andrew Gunn, Marc Platt
Photographie : Nicolas Karakatsanis
Montage : Tatiana S. Riegel
Décors : Fiona Crombie
Costumes : Jenny Beavan
Musique : Nicholas Britell
Distributeur : The Walt Disney Company France
Durée : 2h14
Genre: Comédie / Drame / Famille
Sortie : 23 juin 2021

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