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La Reine de Blanche-Neige ou la figure du mal chez Walt Disney

Sévan Lesaffre Critique cinéma LeMagduCiné

La sinistre Reine du film d’animation Blanche-Neige et les Sept Nains inaugure avec force en 1937 la galerie des fameux « Disney Villains » composée entre autres de Lady Tremaine (1950), Maléfique (1959) ou encore Cruella d’Enfer (1961), acariâtres mais charismatiques belles-mères, sorcières ou diablesses qui sont souvent les personnages les plus complexes de la production disneyenne. Conçue par Joe Grant et principalement animée par Art Babbitt, cette souveraine séduisante, vénéneuse, cruelle, bien plus importante et fascinante que la princesse elle-même, est devenue l’une des méchantes les plus emblématiques de l’histoire du cinéma. 

Il était une fois… un chef-d’œuvre de l’animation qui révolutionna l’histoire du cinéma. Pour son premier long-métrage, le plus grand défi de sa carrière, Walt Disney choisit d’adapter le célèbre conte des frères Grimm datant de 1812, Blanche-Neige et les Sept Nains.

C’est en 1937, alors que la série Silly Symphonies s’essouffle, que le mythe prend vie sur grand écran : une jeune fille innocente aux lèvres rouges comme la rose, aux cheveux noirs comme l’ébène et au teint blanc comme la neige, doit se libérer des griffes de sa jalouse marâtre. En effet, de peur de voir le charme de sa belle-fille supplanter le sien, la sinistre Reine fait de celle-ci une servante du château. Chaque jour, elle interroge froidement l’esclave du Miroir Magique : « Qui a beauté parfaite et pure ? ». Un matin, le Miroir révèle que Blanche-Neige est devenue la plus belle femme du royaume.. Humiliée, la Reine doit aussitôt éliminer sa belle-fille. Elle mandate un chasseur, son seul et unique sujet, pour conduire la princesse dans la forêt et l’y tuer. Blanche-Neige s’enfuit dans les bois et se réfugie dans une petite chaumière habitée par sept petits hommes..

Si Walt Disney et ses équipes font quelques entorses à la storyline originale, ils imaginent avec beaucoup de soin la méchante Reine, première sorcière d’Hollywood, dont la beauté glaciale n’a d’égale que sa cruauté. À la fois redoutable, réaliste et menaçante, elle figure parmi les antagonistes les plus emblématiques de l’histoire du cinéma et demeure l’une des protagonistes les plus machiavéliques créées par les studios.

Une allure de femme fatale

Comme toujours chez Disney, le spectateur plonge dans l’univers merveilleux du conte au moyen d’un livre animé. Le film s’ouvre sur la Reine, qui, dévorée par la jalousie, convoque l’esprit de son fidèle Miroir Magique. Introduite par le thème ensorcelant composé par Leigh Harline, c’est donc elle qui conduit le récit, reléguant la douce et candide héroïne – caractérisée par ses chansons (« Je souhaite« , « Un sourire en chantant« , « Sifflez en travaillant« , « Un jour mon prince viendra« )- au second plan.

La genèse complexe du personnage de la méchante Reine illustre à merveille la fantaisie créative ainsi que le processus de travail collectif des studios Disney. Walt désirait que la Reine, principalement animée par Art Babbitt et doublée par la comédienne Lucille LaVerne, soit un envoûtant mélange de « Lady Macbeth et du Grand Méchant Loup », précisant à ses animateurs que son visage devrait s’inspirer des masques en papier mâché de Wladislaw Theodor Benda, illustrateur Art déco alors très à la mode, et dont la stylisation hiératique influença sans doute le scénariste, dessinateur et caricaturiste Joe Grant.

Ollie Johnston et Frank Thomas, anciens collaborateurs de Walt Disney, racontent : « Auparavant, aucun animateur n’avait essayé de restituer de telles émotions. Dessiner un personnage avec une telle rage intérieure dépassait la compétence de la plupart des animateurs. Parvenir à coucher sur le papier un regard aussi furibond que celui de la Reine constituait le point culminant d’une carrière d’artiste. La réalisation de scènes de frustration refoulée, même aidée de modèles d’étude, était une nouveauté pour chacun d’entre nous ».

La beauté fatale de l’actrice Joan Crawford, icône du glamour hollywoodien des années 1930, inspira également les expressions de la souveraine. Le somptueux manteau fait écho à celui de la comédienne Helen Gahagan dans She (1935) tandis que le maquillage exagéré illustre l’influence du cinéma muet et de l’esthétique expressionniste. D’après l’historien Robin Allan, la large collerette et la couronne seraient claquées sur celles de la statue de la cathédrale gothique de Naumburg représentant la princesse germanique Ute. Ce mélange de genres vient renforcer la dimension intemporelle du conte. Enfin, le paon ornant le trône de la sinistre Reine métaphorise sa vanité croissante, alors que l’écrin contenant le cœur d’une biche remis par le chasseur symbolise la douceur, la pureté et la grâce de la jeune princesse.

Une reine aux deux visages

Ici, Disney s’empare du mythe de la sorcière (le grimoire, le philtre magique, le corbeau…) afin de mieux le transcender. Pour se rendre au logis des nains sans attirer les regards puis piéger la naïve Blanche-Neige, la Reine prend l’apparence d’une vieille et « inoffensive » marchande de pommes dont les traits caricaturaux marqueront à jamais le public.

La fameuse métamorphose « hors-champ » de la Reine en vieille femme emprunte sa mise en scène au Dr. Jekyll et Mr. Hyde (1932) de Rouben Mamoulian. Construite sur un savant jeu d’antithèse, à savoir la révélation soudaine d’une laideur à la fois intérieure et physique, la séquence démontre toute l’étendue des attributs et des pouvoirs de la souveraine manipulatrice, exceptionnelle par la force de sa cruauté et l’étendue de son rôle (compilant celui de belle-mère, de reine et de sorcière). Seule Maléfique, la Reine des Ténèbres dans La Belle au Bois Dormant (1959) – elle-même inspirée de la fée Carabosse tirée du conte de Perrault -, capable de se changer en un gigantesque dragon défiant le valeureux Prince Philippe, peut prétendre être plus puissante. 

En outre, remarquons que la Reine, beauté funèbre furieuse d’avoir été trahie par son serviteur, se transforme en une créature démoniaque dans le but de se venger, et ce en devenant elle-même une criminelle, c’est-à-dire en renonçant à sa stature royale. Une question reste alors en suspens : après avoir empoisonné Blanche-Neige, la cruelle Reine pourra-t-elle retrouver son apparence véritable ?

Grâce à l’imagination et au talent de Joe Grant, la sorcière animée par Norman Ferguson, Bill Roberts et John Lounsbery, arbore une apparence tout à fait repoussante : un nez crochu surmonté d’une verrue proéminente, des mains squelettiques, des ongles griffus, des yeux gigantesques cerclés de gris et un inquiétant sourire agrémenté d’une unique dent. S’ajoute à ce terrifiant graphisme la texture sombre, ombragée et lugubre de l’arrière-plan empruntée aux cinéastes expressionnistes des années 1920. Le traitement de la lumière comme élément principal du décor, technique mise au point par Max Reinhardt et dont Murnau reprit les conventions, s’avère caractéristique dans Blanche-Neige et les Sept Nains.

Le « déguisement parfait »

S’il fait l’impasse sur les deux premières tentatives de la mendiante (le corset et le peigne empoisonné) pour se concentrer sur l’épisode de la pomme (« les yeux de la victime se fermeront à jamais dans un sommeil de mort !« ), Disney revisite le thème du travestissement déjà existant dans l’intrigue des frères Grimm. Effrayante démonstration de sorcellerie, la séquence de la métamorphose met en exergue les thématiques du double et du masque, auparavant annoncées par la présence du Miroir Magique, sorte d’alter-ego de la Reine. Terrifié par le comportement de sa maîtresse, le corbeau, reclus dans les caves souterraines du château, souligne quant à lui les actes monstrueux de la sorcière.

Quittant son laboratoire, la vieille femme encapuchonnée et ricanante monte dans une barque comme pour traverser le Styx. Sa silhouette voûtée disparaît ensuite dans un épais brouillard. Plus tard, frappée par la foudre, la sorcière tombe du haut d’une falaise après avoir été poursuivie par les nains. Ironie du sort, celle qui rêvait d’être la plus belle femme du royaume meurt sous les traits hideux d’une vieille mégère, dévorée hors-champ par deux vautours infâmes. Car bien qu’il soit toujours puni à la fin du conte, chez Disney le mal fascine, envoûte le spectateur.

Une source d’inspiration

En 1939, la MGM dirigée par Louis B. Mayer répond au succès triomphal de Blanche-Neige et les Sept Nains en produisant la flamboyante comédie musicale en Technicolor Le Magicien d’Oz sous la direction de Victor Fleming et King Vidor. La séduisante Reine de Blanche-Neige influença largement la Sorcière de l’Ouest, autre sorcière-star de l’histoire du cinéma interprétée par l’inoubliable Margaret Hamilton, lançant ses abominables singes volants à la poursuite de Dorothée. Gale Sondergaard, réfractaire à l’idée de s’enlaidir, refusa le rôle.

La scène mythique dans laquelle la méchante sorcière ruse pour offrir la pomme empoisonnée à la princesse a également donné lieu à de nombreuses références, relectures, déclinaisons et autres remakes. Parmi les actrices grimées en Reine/sorcière en hommage à Blanche-Neige, citons Susan Sarandon dans le rôle de Narissa dans Il Était une fois (2007) de Kevin Lima, Monica Bellucci dans Les Frères Grimm (2005) de Terry Gilliam, mais aussi Charlize Theron dans Blanche-Neige et le Chasseur (2012) de Rupert Sanders ou encore Julia Roberts dans Mirror Mirror (2012) de Tarsem Singh. Clin d’œil disneyien, la princesse et la vieille marchande apparaissent également très brièvement dans la séquence de « Toonville » de Qui Veut la Peau de Roger Rabbit ? (1988) réalisé par Robert Zemeckis.

Blanche-Neige et les Sept Nains – Extraits

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