Alors que les salles de cinéma sont toujours fermées au public, certains membres de la rédaction du Magduciné font un petit tour d’horizon à propos du cinéma français actuel et son rapport avec le grand public sur ces dernières années.
1 – Votre film français préféré ?
Thierry Dossogne : Choix impossible ! Je me contenterai donc d’en citer quelques-uns qui ont laissé une empreinte indélébile dans ma mémoire. La Bête humaine de Renoir, Le Salaire de la peur de Clouzot, Le Quai des brumes de Carné, La Grande Vadrouille et Le Corniaud d’Oury, Le Cercle rouge de Melville ou Plein Soleil de Clément. Rien de très original, je le concède, mais ces classiques n’ont rien perdu de leur magie, à mes yeux. Ces 20-25 dernières années, je pense également au Dîner de cons de Veber, Le Goût des autres de Jaoui, Un prophète d’Audiard ou J’accuse de Polanski.
Sébastien Guilhermet : Comme mes autres comparses, il est difficile de ne citer qu’un seul film. Si je devais en garder trois, je nommerais Mauvais Sang de Leos Carax, Sombre de Philippe Grandrieux et Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville. Mais pour rester dans le cadre de l’actualité, Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico, pour ses choix esthétiques et sa liberté de forme et de fond, ou même Hors Satan de Bruno Dumont pour son aridité et sa mysticité, m’ont impressionné.
2 – Que pensez-vous du cinéma français sur les dix dernières années?
Thierry : Je dois admettre que malgré d’heureuses exceptions, le cinéma français de ces trente dernières années ne m’excite plus beaucoup, surtout comparé à d’autres cultures cinématographiques naissantes ou qui ont réussi à se renouveler (Japon, Chine, Corée, pays scandinaves, Europe de l’Est, cinéma indépendant américain, voire Moyen-Orient ou Amérique latine, que j’aimerais mieux connaître). Depuis les années ’80, les plus grands succès français sont souvent des comédies populaires, dont seule une poignée sort du lot parmi un océan de médiocrité, à mon sens, et la dernière décennie n’a fait que renforcer ce triste constat. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a plus de franches réussites ou de cinéastes formidables, mais je n’ai plus que rarement de véritables coups de cœur… Le temps du grand cinéma français est bel et bien révolu, une situation similaire à celle de l’Italie, qui elle aussi a connu une traversée du désert après son âge d’or. Mais, à la différence de la France, l’Italie produit aujourd’hui peu de longs-métrages, mais il en ressort proportionnellement bien plus de grands films, et surtout de grands metteurs en scène dotés d’une personnalité marquée.
Romaric : L’exception culturelle française est une idée, souvent raillée, mais à défendre. Mais elle a besoin de bons soldats : la déchéance des comédies françaises, répétitives, des affiches jusqu’aux castings, est un symptôme d’un pays dans lequel trop de films sortent, sont produits, par des chaînes obligées de le faire, sans trop regarder la qualité. Pourquoi en France est-il plus difficile de faire un second film qu’un premier ?
Sébastien : Au-delà du discours sur les grosses comédies, qui sont pour une frange du public des mastodontes d’audience, il existe tout une réflexion sur le cinéma français et son rapport au cinéma de genre, où ce dernier prend son envol depuis quelques années, avec le succès notamment de Grave. Proposant alors une alternative à un public peut-être jeune habitué à une culture très américanisée. Même si le fonctionnement du cinéma français et l’exploitation ou la distribution de certains films ne trouvent ni financement ni soutien, malgré l’effort de boites comme Le Pacte ou The Jokers, et qu’une partie de la production française reste ancrée dans ses clichés, le cinéma français s’avère vivifiant et trouve une grande variété de tonalités. De Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin au cinéma de Yann Gonzalez, du cinéma de Céline Sciamma à celui de Bertrand Bonello, de Claire Denis à Quentin Dupieux, de Gaspar Noé à Sébastien Marnier, de Raymond Depardon à Bruno Dumont pour ne citer qu’eux, le cinéma français apporte de très belles propositions, des idées et surtout arrive parfaitement à insérer ses velléités sociales dans des ambitions esthétiques ou narratives propices. Ce n’est pas le dernier festival de Gérardmer, avec notamment Teddy ou La Nuée, qui nous fera penser le contraire.
3 – Que pensez-vous des moqueries d’une certaine partie du public concernant le niveau supposé du cinéma français ?
Chloé : Elle m’agacent fortement, mais je me bats contre du vent parfois ! C’est devenu une tarte à la crème du débat pseudo-cinéphile. Pour le dire de manière plus posée : qu’elles sont injustifiées et dues, comme souvent dans ces cas-là, à une méconnaissance et au système à deux niveaux dont je parle depuis quelques lignes déjà… On vante les mérites d’un cinéma américain pas forcément plus glorieux, très fermé aussi et pas forcément très représentatif (ou alors en apparences). Bref, on a du mal en France à aller regarder vraiment ce que nous produisons et à en être fiers, pensons notamment aussi au cinéma d’animation… !
Thierry : Il faudrait être sacrément de mauvaise foi pour ne pas admettre que le cliché du cinéma français se répartissant entre comédies débiles franchouillardes et films d’auteur parisiens possède sa part de vérité ! Comment est-il possible que, semaine après semaine, sortent sans cesse des navets d’une insondable bêtise (Les Tuche, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, 99% des films avec des « comiques » au casting, etc.) et des films nombrilistes, à la vacuité exaspérante, dans une espèce de flot ininterrompu ? Sans parler des fictions de genre qui, dans leur majorité, copient hélas se qui se fait bien mieux outre-Atlantique… D’excellents films et réalisateurs existent pourtant, mais autant les producteurs que les médias semblent se contenter trop souvent de viser le succès commercial avec les comédies dites « populaires » et de justifier, contre le bon-sens même, les prétentions intellectuelles du cinéma français, héritage d’un passé glorieux, à travers des longs-métrages qui se gargarisent de leur prétention, sans éprouver la moindre honte par rapport au grand cinéma de jadis auquel on ose les comparer… Heureusement qu’il reste des Audiard, des Ozon et quelques jeunes talents pour nous redonner quelque espoir. Je suis conscient de forcer quelque peu le trait, mais l’état actuel du cinéma français me donne peu de motifs de réjouissance.
Romaric : Ces critiques reposent sur ce qu’on veut bien montrer du cinéma français. Les films raillés le sont sur des qualités esthétiques, sur une abondance de moyens numériques que les productions nationales essayant de coller à ce style hollywoodien échouent à reproduire inlassablement. En opposition, le cinéma d’auteur, de très bons films, livrés par des médias « régaliens » défendant leurs chouchous sont eux aussi rejetés par ces publics-là. Le problème vient peut-être du messager. Pourquoi ne croit-on pas qu’un fan de Marvel ne peut pas aller voir un Desplechin ?
Sébastien : Il y a pour moi une immense différence entre la qualité du cinéma français et la communication qui en est faite, comme si on ne mettait pas assez en valeur notre vivier, comme cet été où l’on voyait des exploitants pleurer le départ de Mulan sur Disney+ plutôt que de promouvoir certains bons films français à l’affiche. Certes le poids économique n’est pas le même, et loin de moi l’envie de blâmer un corps de métiers en sursis en cette période de Covid, mais c’est aussi à nos structures de changer les mentalités. Même si par exemple, de très belles comédies comme Antoinette dans les Cévennes ont pu trouver leur public en salles, nous sommes en retard. Et quand on voit les polémiques qu’il y a eu autour de Mignonnes ou Enorme, on se dit qu’on a encore beaucoup de travail à fournir.
Entre le prix des places, une communication incertaine, un monopole de plus en plus important des plateformes de Vod, un manque de moyens dans certains genres cinématographiques, une attente tronquée d’un public éduqué aux blockbusters, une hégémonie des séries qui s’installe dans les esprits et notre manière d’appréhender la fiction, ou encore des youtubeurs cinéma qui usent de stéréotypes pour se faire de la notoriété sur le dos du cinéma français, le paysage français patine parfois à fédérer autour de lui, notamment chez les jeunes, malgré sa forte identité et ses envies diverses. Cependant, pour mieux se vendre, il manque peut-être des têtes d’affiche comme l’étaient les Alain Delon, Romy Schneider ou Isabelle Adjani, même si des séries comme En thérapie, Dix pour cent ou Le Bureau des légendes démontrent la qualité de nos scénaristes et de nos castings. On pense à des Reda Kateb, Vimala Pons, Adèle Haenel…
4 – Trouvez-vous des défaillances ou un manque de diversité dans le cinéma français ? D’un point de vue des représentations, des genres cinématographiques, des équipes techniques…
Thierry : En termes de style et d’identité artistique, c’est évident. Il y a aujourd’hui des voies toutes tracées, derrière lesquelles s’est rangée l’industrie cinématographique française, du financement à l’exploitation en salles. Ces « formules », dont l’objectif n’est évidemment que mercantile, ne permettent aucunement d’envisager le long terme et, pire, réduisent presque à néant la capacité du cinéma français à s’exporter, tant elles nuisent à sa réputation. Résultat : je trouve que, même s’il demeure un des plus productifs aujourd’hui, le cinéma français accuse un retard évident en termes de créativité, d’inventivité, sur bon nombre d’autres pays. Idem pour les séries : comment est-il possible que la France ait aujourd’hui un tel retard en matière de création de séries originales et grand public, alors que des pays comme l’Italie ou l’Espagne en proposent régulièrement depuis plusieurs années ? Plus parlant encore : les pays scandinaves, d’où sortent aujourd’hui une pléiade de séries formidables, alors que leur réputation cinématographique est bien moins importante que celle dont jouit encore la France ? Que ce soit pour les films ou les séries, je répète que j’exprime ici un constat général, qui n’empêche (heureusement !) pas la découverte régulière de créations passionnantes.
Romaric : Le cinéma est né en France par Meliès, Ferdinand Zecca, de grands rêveurs. Ils ont touché à des registres qui feront plus tard le cinéma de SF, le polar, les films d’aventure… Les souffrances du cinéma de genre en France causent des failles qui lézardent partout : un déséquilibre dans les influences, les motivations des cinéastes, les films produits et l’absence de marché intermédiaire.