Le cinéma en extension de la peinture et du dessin

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Comme Joëlle Moulin l’a très bien verbalisé dans son ouvrage Cinéma et Peinture, les croisements entre le troisième et le septième des arts demeurent légion. Dans le cadre de notre cycle sur les arts au cinéma, nous avons décidé d’en faire une brève évocation.

« Je vous félicite mon ami, vous travaillez vite et vous ne faites pas trop de saletés par terre. Qu’est-ce qu’on peut demander de plus à un peintre ? » Sortie de son contexte, cette tirade issue de La Kermesse héroïque (Jacques Feyder, 1935) se charge d’une ironie toute particulière. Il faut en effet se remémorer que, de tout temps, le cinéma a non seulement mis en scène des peintres, intégré dans son cadre des tableaux (souvent en tant que repères socioculturels, comme dans The Big Lebowski ou La Splendeur des Amberson), mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse présentement, opéré des ponts figuratifs vers le troisième art. L’évocation de la peinture au cinéma appelle ainsi à une multiplicité d’approches : du biopic dramatique (Big Eyes, Frida, La Vie passionnée de Vincent Van Gogh…) au documentaire cherchant à effacer la caméra (Le Mystère Picasso) en passant par les personnages « accidentels », pour qui la peinture n’a aucune valeur narrative programmatique, elle revêt des formes circonstanciées, qui comprennent aussi la citation (chez Jean-Luc Godard, par exemple) ou l’argument dramatique (La Chute de la maison Usher, de Jean Epstein).

Dans son livre Cinéma et Peinture, Joëlle Moulin se plaît précisément à radiographier tous ces moments où septième et troisième art prennent langue. À l’évidence des inspirations filiales chez les Renoir ou des projections de l’expressionnisme allemand de la petite vers la grande toile (Edvard Munch, Max Beckmann, George Grosz et d’autres se retrouvant en larges proportions chez Robert Wiene, Fritz Lang ou Friedrich Wilhelm Murnau), elle ajoute les caméos et auto-mises en scène des Woody Allen, Alfred Hitchcock ou Orson Welles comme autant d’autoportraits ayant partie liée avec l’art pictural. Dans ces rapports parfois fusionnels entre deux arts qui ne cessent de communiquer entre eux, Joëlle Moulin n’oublie pas ce que David Lynch doit aux déformations physiques de Francis Bacon, ce qu’Akira Kurosawa puise dans les estampes japonaises ou chez Claude Monet, voire la manière dont les cinémas de John Ford et de Clint Eastwood ont respectivement été façonnés à l’aune de la Hudson River School et du Nouveau Réalisme. Des artistes tels qu’Otto Dix, George Grosz, Alfred Kubin ou Egon Schiele ont quant à eux exercé une influence significative sur le cinéma allemand des années 1920-1930. Et Edward Hopper se fond tant dans les films d’Alfred Hitchcock (la maison de Psychose), de Woody Allen (Manhattan, Vicky Cristina Barcelona) que de Wim Wenders (Paris, Texas).

« Il faut envisager les cadres isolés de films comme s’apparentant à la peinture primitive, en aplat, des vases antiques », écrivait le théoricien russe du cinéma Lev Koulechov. À ses yeux, le réalisateur n’est autre qu’un « artiste-peintre » capable de donner forme et vie à un cadre inanimé. En tant qu’arts visuels, le cinéma et la peinture ont évidemment une même appétence pour la plastique, les couleurs, les formes, la composition de l’image, les lignes de force ou les points de vue. Pour s’en convaincre, il suffit de scruter les similitudes troublantes entre certains plans de Scarface (Howard Hawks, 1932) et le tableau Ombres nocturnes d’Edward Hopper, entre le Van Gogh de Maurice Pialat et Jeunes Filles au piano d’Auguste Renoir, entre Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971) et L’Exercice des prisonniers de Vincent Van Gogh ou entre Le Cri d’Edvard Munch et le masque de Ghostface dans Scream. Sur la Toile (numérique cette fois), les exemples affluent et nombreux ont été les critiques ou les essayistes à mettre en exergue ces ponts figuratifs entre le troisième et le septième art. Sur les antennes de France Culture, le réalisateur russe Andreï Konchalovsky y est allé, lui aussi, de sa petite métaphore picturale : « Prendre des acteurs non-professionnels donne la possibilité de chercher la vérité. Un acteur non-professionnel ne sait pas jouer, il existe. Les visages au cinéma, c’est comme la couleur en peinture, ou les notes en musique. Chaque visage vous donne le destin, le symbole, et la vie du personnage. »

Plus généralement, ces « emprunts » à la peinture nous rappellent une donnée essentielle : le cinéma demeure un art total au croisement de toutes les disciplines artistiques. C’est une science du cadre et du mouvement, capable de mêler vues réelles et dessins animés, alliant le son et l’image, épousant toutes les formes, couleurs et perspectives que souhaitent restituer ses metteurs en scène ou chefs opérateurs. Ceux qui ont un jour jeté un œil sur les croquis de Tim Burton verront peut-être son cinéma comme une mise en marche : chez lui, le cinéaste apporte le mouvement au dessinateur, lui-même assailli de visions puisées dans le cinéma de genre dont il était friand durant sa jeunesse. Ces appariements entre le dessin, la peinture et l’image animée du cinéma trouvent leur essence dans les storyboards, le matte-painting ou, pour ne citer que cet exemple, dans les œuvres croisées d’un Alejandro Jodorowsky, à travers lequel le septième des arts entre cette fois en résonance avec le neuvième d’entre eux. Dans un communiqué de presse, Taika Waititi notait récemment que « les films et les bandes dessinées d’Alejandro Jodorowsky l’ont influencé » et qu’il a « été sidéré d’avoir l’opportunité de donner vie à ses personnages emblématiques ». C’est peut-être ce qu’il faut retenir de ces regards diagonaux que s’adressent cinéma et peinture/dessin : le premier « donne vie » aux idées visuelles qu’il puise volontiers chez les seconds.

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