Montrer plutôt que raconter est le défi de tous les cinéastes. La composition d’un plan, le mouvement et l’angle d’une caméra constituent les bases de la construction esthétique d’un film. La majorité des cinéastes se réapproprient alors la grammaire cinématographique, afin de développer des figures de style qui leur sont propres et qu’ils peuvent réutiliser tout en renouvelant leur impact sur le public.
Le Magduciné a sélectionné quatre réalisateurs et leurs célèbres techniques. Éclairage à travers des choix de mise en scène, la frontière qui sépare le spectateur de l’écran s’efface discrètement, créant ainsi une immersion totale le temps d’une séquence où l’on module le temps, provoque le vertige ou injecte des émotions.
Dans son article « Peinture et cinéma », André Bazin remarquait que là où
« le cadre [en peinture] polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran [au cinéma] nous montre est au contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre [en peinture] est centripète, l’écran [au cinéma] est centrifuge ».
L’écran de cinéma est ainsi toujours animé par l’idée d’une transcendance, d’un dépassement, d’un au-delà du cadre qui abolit toute limite pour assurer le prolongement de l’imaginaire cinématographique au sein de notre environnement, et inversement.
Les voix off et leur utilité pratique : le cas de La Ligne Rouge de Terrence Malick
Avec La Ligne Rouge, Terrence Malick se risque à des considérations métaphysiques, en recherchant ce qui peut être l’identité secrète de la nature. Les voix off s’invitent d’abord, marque de fabrique du réalisateur, et sont présentes jusqu’à la fin.
À une exception près (la retranscription d’une lettre), leur fonction n’est jamais narrative. Elles ne sont pas là pour raconter, mais pour faire penser, réfléchir, et profitent d’un aiguillage intentionnel, d’une direction.
La caractéristique d’une voix off est d’être hors champ. Dans La Ligne Rouge, elles sont à la fois ici et ailleurs, expriment les pensées d’un personnage en particulier dans un temps donné, mais aussi ce que les personnages pourraient se dire avec un recul plus éloigné dans le temps et dans l’espace.
Chacun des mots, chacune des questions, chacune des affirmations a été choisi avec la plus extrême des exigences. Cette succession de voix, cette mosaïque de pensées, est celle du réalisateur. Il y a une notion d’auteur. Ancien professeur de philosophie au MIT, Terrence Malick partage ses interrogations, ses propres réflexions. Les voix off tissent un lien intime, personnel, entre lui et le spectateur, à la manière d’une confidence secrète.
D’un point de vue sémiotique et pratique, elles révèlent parfois le sous-texte du film. Ce qui est habituellement implicite devient explicite.
« J’ai tué un homme. Y a rien de pire qu’on puisse faire. C’est pire qu’un viol. J’ai tué un homme et je ne serai pas puni. »
« Peut-être qu’il y a une âme universelle, dont chaque homme a une part… Tous les visages d’un même homme, un Être universel. Chacun est à la recherche de son salut, comme une braise retirée du feu. »
« On était une famille, il a fallu se séparer, se défaire, pour se retrouver dressé l’un contre l’autre, chacun faisant de l’ombre à l’autre. »
« Vous êtes mes fils, mes chers fils. Vous vivez en moi, désormais. Je vous emporte partout où j’irai. »
« La guerre ne rend pas les hommes plus nobles, elle en fait des chiens. Elle empoisonne l’âme. »
Citons la scène la plus célèbre, la fameuse séquence d’assaut. Monstrueuse sur le plan technique, mirobolante sur le plan de la performance, elle met le spectateur face à une profusion d’interprétations individuelles qui provoque un état de stupéfaction, à un débit impressionnant à la seconde (le traumatisme joué par les soldats japonais est sidérant durant les attaques frontales.) La voix off, anonyme, intervient ici alors que les bruitages, les coups de tir, les hurlements sont subitement coupés. Elle permet de redonner de la respiration pendant l’horreur et la maîtrise du chaos, de prendre du recul, d’atténuer la scène qui commençait à devenir insoutenable.
« Ce grand mal, d’où est-ce qu’il est venu ? Comment il s’est faufilé dans le monde ? Quelle graine, quelle racine l’a fait pousser ? Qui fait ça ? Qui nous tue ? Qui nous arrache la vie et la lumière ? Et nous montre, comme pour nous narguer, ce qu’on aurait pu connaître ? Est-ce que notre ruine profite à la terre ? Est-ce qu’elle aide l’herbe à pousser ? Le soleil, à briller ? Est-ce que cette noirceur est en toi, aussi ? As-tu, toi aussi, traversé cette nuit ? »
Si l’on pouvait dessiner mentalement l’utilisation de ces « voix », intimes, propagatrices, confidentielles, universelles, directes, indirectes, ingénues, ingénieuses, contenues à la fois dans la psychologie des personnages et dans les images elles-mêmes, elles seraient probablement toutes émises quelque part dans l’univers par la même bouche secrète… Les personnages changent, les voix aussi, mais la méditation est constante, et la source semble toujours tenir de la même énergie.
Peut-être proviennent-elles d’un être universel, omniscient, qui connaît l’ensemble des pensées de chacun des personnages ?
Oka Liptus
Edgar Wright : L’amour d’un plan en début de séquence
Il y a des films qui démarrent et séduisent le public en quelques minutes. En deux plans, quelques idées de réalisations, un dialogue ou une situation, certains films parviennent à transmettre LE message, celui que tout réalisateur souhaite véhiculer. Le message : vous allez voir un bon film. Pour Edgar Wright, c’est avec un plan-séquence que le réalisateur souhaite séduire son public.
Il n’en utilise pas dans tous ses films, au contraire même. Pourtant, ses deux utilisations de ce fameux plan unique sont désormais parmi les plus connus de l’Histoire du cinéma. Aujourd’hui, bien sûr, de nombreux films continuent de transformer l’essai, comme Athéna ou 1917, bien que dans ce contexte, nous parlons de films tournés intégralement en utilisant cet exercice de style.
Ce qui nous intéresse ici, ce sont les œuvres qui s’ouvrent sur une séquence en one-cut. Nous pouvons citer 007 : Spectre, Avengers : L’ère d’Ultron ou encore Les Petits Mouchoirs. Dans le cas d’Edgar Wright, il s’agit de Shaun of The Dead et de Baby Driver. L’un comme l’autre, ou même de façon générale, le plan-séquence offre un sentiment de proximité entre le spectateur et le personnage. Cette émotion est renforcée en début de film et ça, Edgar Wright l’a bien compris. Accompagner le protagoniste en début de film, sur un long plan et sans interruption, c’est partager ce moment dans une intimité qu’aucun autre style de réalisation ne peut égaler. À cet effet, Shaun of the Dead offre une double perception du quotidien du héros, tout en expliquant les enjeux, le ton, en bref, tout ce que le spectateur doit savoir. Tout ceci, en un seul plan. D’ailleurs, il est curieux de constater que Last Night In Soho (dernier film en date du réalisateur) débute de manière standard, quand bien même son introduction se serait parfaitement prêtée au plan-séquence. Non, pour cela, il faut remonter à Baby Driver, un projet que l’on encense peut-être un peu trop pour sa seule séquence d’ouverture. À l’instar de Shaun of The Dead, on suit le personnage de Baby dans une routine parfaitement synchronisée, chorégraphiée et exécutée, peut-être un peu trop, pour que ce soit réaliste (là ou Shaun of the dead paraissait plus naturel). Maintenant, il est toujours nécessaire de s’interroger sur la nécessité du plan-séquence. À l’instar du Jump Scare, il n’est qu’un outil et il n’est jamais judicieux de le placer n’importe comment, au risque de diminuer son impact.
Dimitri Redier
La Spielberg Face : une collection d’émotions
Un protagoniste occupe le champ, lève la tête et un léger zoom, ou travelling avant, caresse son visage. Les yeux écarquillés, parfois la bouche ouverte, ce dernier fixe un point hors champ. Il s’agit d’une signature que l’on appelle communément la Spielberg Face. Le temps est suspendu et Steven Spielberg utilise ce plan comme un miroir pour nous autres spectateurs, investis dans l’émotion que les personnages dégagent.
Lorsque le professeur Alan Grant qui observe ce que l’on devine être des dinosaures dans Jurassic Park, on frémit d’impatience à l’idée d’aller à leur rencontre. Cette expression colle également au visage de Roy Neary à ses Rencontres du troisième type. Et dans le cas d’Elliott, sa confrontation avec E.T., l’extra-terrestre est de la même intensité, avant d’être complètement transcendée dans le plan final, où l’enfant finit par se regarder lui-même à travers nos propres yeux. Spielberg touche ici un outil de narration qui va droit au cœur et c’est ce qui fait la force de ce plan, pourtant si simple à ausculter. Tout se joue entre le spectateur et l’écran, un espace qui rétrécit jusqu’à se confondre pour notre plus grande satisfaction.
Est-ce de la peur, de l’émerveillement ou de la fascination ? Une chose est certaine, c’est que ce plan est imparable pour connecter le spectateur aux personnages et d’en partager son humanité, avec une bonne dose de curiosité. Si le plan suivant peut souvent nous récompenser de notre patience, ce maniement du suspense définit également toute la démarche d’un cinéaste qui nous donne l’opportunité de rêver tout éveillé.
Jérémy Chommanivong
La plongée et la contre-plongée dans Citizen Kane
En 1940, lorsqu’Orson Welles tourne Citizen Kane, la plongée et la contre-plongée sont déjà des figures classiques de la mise en scène. D’une façon générale, la première induit un manque de puissance, ou d’envergure du sujet, quand la deuxième le glorifie. Pour son premier film, et chef-d’œuvre absolu, Welles s’empare des angles de caméra pour nourrir le style baroque de sa cinématographie, à l’instar de l’emploi d’une lumière exacerbée, hyperdramatique. Des plans de dessous, de dessus, innombrables, souvent très appuyés : des cavités dans le sol accompagnaient parfois la caméra, quand elle n’était pas à l’inverse suspendue à une grue. Cette profusion de perspectives, véritable jungle visuelle, fait écho aux différentes facettes de Kane. Elle perd le spectateur qui tente de comprendre l’essence de la vie du magnat de la presse, à travers l’enquête du journaliste.
Le recours aux contre-plongées tient d’une autre expression innovante de Welles. Son Kane, qu’il interprète, est certes magnifié par une caméra levant son objectif vers lui. Mais le cinéaste combine à cette récurrence un décor visible au-dessus du personnage : hauts des murs et plafonds des intérieurs. Ces derniers sont d’autant plus visibles que Welles privilégie des focales courtes, ayant la propriété d’élargir les arrière-plans. Le message délivré par la mise en scène est clair : Kane est puissant, du haut de son empire, néanmoins la vie, ses résistances aux ambitions du protagoniste sont encore plus puissantes que lui. Et ont finalement raison des velléités du magnat. Hormis l’implication du décor, la contre-plongée dans Citizen Kane peut accoler à la grandeur un parfum de tragique. C’est la sentence, implacable, rendue au terme du chef-d’œuvre de Welles : une fumée qui s’élève haut dans le ciel, emportant avec elle l’enfance jamais oubliée (le traîneau Rosebud) d’un grand homme, à laquelle il dédie son dernier mot. Faute d’avoir trouvé mieux dans sa vie d’adulte.
Kyuzo