Athena de Romain Gavras : Fantasme ou fantôme ?

Violence esthétisée et graphique, propos politique vague et vaguement rattaché à un contexte traumatique et sociétal (la banlieue étant le lieu fantasmé dans tous les sens comme étant le négatif de la société française, négatif qui fascine et qu’on rejette), c’est la formule qu’a choisie de pousser au maximum son nouveau film, Athena.

En 2022, les spectateurs ont pu découvrir depuis leur canapé et non sur grand écran le dernier film de Romain Gavras. Celui dont le père est l’illustre Costa Gavras, a commencé avec la bande « Kourtrajmé » qu’il a fondée avec Kim Chapiron, en réalisant des clips de musique. C’est à cette occasion qu’on a pu apprécier un style mettant en avant la violence dont la musique sublimait le ton subversif. Mais pour faire réagir et pour provoquer quelques émotions au-delà du simple sursaut de dégoût, la violence doit avoir une origine avec laquelle compatir ou haïr, se révolter.

C’était déjà le cas de Stress dont le clip n’était qu’un pur étalage de violence urbaine, sans autre cause que ses perpétrateurs qu’on classait immédiatement et par réflexe médiatique parmi les jeunes délinquants de la banlieue. Comme sortis du zoo, tous les passants, tous les objets hors de leur territoire étaient une bonne occasion de se défouler odieusement sous le regard médusé et indigné des simples citoyens français. Violence esthétisée et graphique, propos politique vague et vaguement rattaché à un contexte traumatique et sociétal ( la banlieue étant le lieu fantasmé dans tous les sens comme étant le négatif de la société française, négatif qui fascine et qu’on rejette), c’est la formule qu’a choisie de pousser au maximum son nouveau film, Athena.

Forme et violence.

Dans Stress, la forme clippesque ne laissait de toute façon que peu de place au propos politique quoique les personnages racisés et habillés en survêtement dressaient une panoplie de signes clairs. De plus, le montage et les travellings ultra rapides communiquaient parfaitement le sentiment d’une intrusion brutale d’un élément exogène et dangereux au sein du monde policé de la ville que venait renforcer la mine déconfite des victimes de cette micro-délinquance. Coups, crachats, regards noirs, graffs, se succèdent dans un malaise aigüe et ne finissent que parce que le morceau doit avoir une fin et pour mieux s’étaler sur la mélodie stridente et violente des Justice. Les images semblaient se superposer à la musique et en dépasser l’enjeu. Car le malaise suscité ne vient pas de la mélodie qui ne peut jamais véhiculer un sens mais des personnages surgis du malaise social français, le lieu de tous les fantasmes et de tous les effrois : à la banlieue et qui donne corps à ce relâchement violent aussi brutal qu’animal que tout le monde semble connaître sans jamais l’avoir vu. Car évidemment, plus que la violence, ce qui choque dans ce clip c’est l’idée qu’une telle violence, commise par tels individus couve toujours sous le sol policé et propret de la grande famille française. Derrière le mode de vie consumériste et confortable bâti sur un système économique qui semble s’effondrer de plus en plus, il y aurait toute une classe sociale perdante du jeu et en réalité sacrifiée, expulsée des centres urbains, de même que la société veut s’en expurger, comme son surplus maladif. La violence de Stress, c’est la violence du « ça », du retour du refoulé politico-social qui ne peut dès lors frapper la conscience qu’en lui crachant au visage.

Le parti-pris tragique. Fatalité divine ou destin social ?

Quiconque a vu Athena en a pris plein sa vue, mais se demande sans doute à quoi bon ? Qu’essaye de nous vendre le film à part de belles image st une virtuosité technique (notamment dans l’avatar contemporain de la préciosité stylistique cinématographique : le plan-séquence) qui ne s’offre que pour en jouir ? Bref, que dit le film ?

Assassiné par une bonne partie de la critique, on pourrait répondre : rien. C’est pourtant tout à fait étonnant puisque le metteur-en-scène lui-même a donné le code de déchiffrement de cet objet esthétique étrange que seule une plateforme avide de buzz a pu financer. Trois frères pris dans une histoire de vengeance entre une « cité difficile » et les Forces de l’Ordre pour exorciser le mal suprême : le meurtre de l’un des leurs, leur frère le plus jeune, à peine un ado, juste un enfant de surcroît. Puisque c’est une tragédie, on sait que ça finira mal, que les liens fraternels et familiaux, les liens qui attachent par des lois non écrites et morales dirait Antigone se distendront jusqu’à se rompre et que le destin écrasera tous les protagonistes de cette triste histoire. La tragédie, grecque ou moderne, c’est bien l’idée d’une fatalité donne un sens à l’existence humaine sur le mode de la souffrance car aucune souffrance n’est moins supportable que celle qui ne se peut justifier. Le héros tragique est donc voué à souffrir, encombré par un destin qu’il n’a pas choisi. Si une telle existence semble injuste, le sens se déporte dans l’oeil du spectateur : offert comme victime sacrificielle et esthétique à travers le spectacle de sa mort, le sacrifice se justifie comme pure jouissance esthétique. La tragédie, c’est donc le non-sens qui à travers son exposition parvient à faire sens. Voilà pourquoi des destinées qui ont toutes la même fin absurde parviennent à conquérir leur extraordinarité et incarner des figures éternelles , tel Œdipe, Antigone, Hamlet – Abdel, Karim et Moktar ?

Pourquoi ressort-on avec un accès de « à quoi bon » devant ce qui veut s’offrir comme une tragédie sursignifiante ? Car en lieu et place de la fatalité des dieux ou de celle des passions, c’est celle des classes sociales, de la couleur de peau, de la géographie et de l’urbanisme qui est toute désignée, dès le choix même du sujet. Le policier n’a pas davantage choisi son existence que le petit trimard qu’il tabasse à la matraque. D’autant que le scénario place les différents protagonistes sur le chemin d’une issue tragique bien ficelée. Comme dans Antigone, les circonstances, cette fois-ci sociales, ont déjà donné le premier mort : Idir a été tué violemment par des policiers et l’acte a été filmé et visionné intégralement, transformant l’indignation en colère en ébullition. Pourquoi donc cette impression de vacuité du sens, d’un choc esthétique gratuit qui n’a au fond autant à dire qu’un reportage de JT et bien moins qu’un clip de Justice ?

Parce que précisément cette destinée tragique n’apparaît jamais dans le cadre, ne dicte aucun effet de montage ni mouvement de caméra. Tout tient dans le maigre scénario mais surtout dans l’imaginaire journalistique et télévisuel du spectateur. Les personnages sont là pour incarner leur rôles sociaux. Non : leur rôle médiatique.

Pire, à cette épaisseur sociologique vient s’ajouter celle mal dégrossie du scénario où la tragédie s’efface vite au profit de types tout à fait dans le genre appauvri de la plupart des narrations Netflix. Certes, nombre de tragédies comportent des personnages-types, typiques ou typisés qui servent à fluidifier la narration mais jamais en position de personnages principaux ou cruciaux. Ici, il faut bien remarquer la caricature : Abdel est le jeune adulte mature qui s’en est sorti en épousant littéralement la République avec la docilité la plus servile puisqu’il en est devenu un de ses soldats. Moktar s’est détourné de la bonne voie pour réussir selon les moyens à sa disposition, le deal et le trafic. Jérôme est le flic blanc qui certes y va de sa matraque mais toujours dans le plus strict respect des ordres et de la dignité des justiciables, car Jérôme c’est le flic gentil et innocent. Même les « darons » de la cité qui discutent librement et dans la sérénité la plus pure de l’issue de la tragédie se mettent à parler par joute de dictons plus ou moins orientalisants (africains ?). Mais qui parle comme cela au quartier ?

Il semble que parfois Romain Gavras fasse maladroitement la différence entre détails croqués sur le vif qui accentuent l’immersion et les grosses caisses de la caricature d’un milieu qu’il voudrait peut-être mieux connaître. Ainsi, le clochard de la cité qui demande une cigarette alors que les personnages sont encore poursuivis par les flics, pour la recevoir plus tard dans un élan chevaleresque par Karim – le héros à la détermination sans faille qui vient de repousser la police. De même, l’amour filial et maternel qui unit les trois frères à leur mère et qui ne mourra jamais dans le respect le plus fidèle à cette thématique bien connue des amateurs de rap français.

Le romantisme esthétisant de Romain Gavras.

Soumis à une lutte de tous les instants qui transforment la vie des habitants de la cité, les trois frères vont naviguer sous la pression des événements qui vont les conduire doucement vers la mort. En dehors des époustouflants plans-séquences sur la virtuosité desquels il faudra revenir, Romain Gavras semble filmer tranquillement un scénario prévisible : trahisons, fureurs, morts déchirantes jusqu’à l’épilogue en forme de twist très prévisible. Mais tous ces événements sont tristes mais ne sont pas encore tragiques. Pour cela il aurait fallu qu’on sente le poids du destin sur leurs épaules, encore une fois d’un destin social tout trouvé pour le sujet du film. Événements transformés en passages obligé d’un scénario plan-plan qu’on oublie finalement à mesure que son intérêt s’efface devant le panache des combats et la couleur des affrontements.

Car l’idée géniale de Gavras, c’est ce que les médias appellent pudiquement de leur langue que personne ne parle, « le mortier d’artifice » soi-disant légion dans les cités comme arme précaire censée blesser les forces de l’ordre. Avant d’être une arme de seconde main, il s’agit bien d’un feu d’artifice portable ce qui donne les plus beaux effets dans les scènes dynamiques de combat. Laissant un rayon de lumière dans leur sillage, ils deviennent la preuve visuelle des combats, les coups de ces milliers de figurants qui par là vivent deux fois à l’écran. Chaque personnage devient comme une flèche de feu qui ricoche contre la surface translucide des boucliers des FDO. Les déployant à l’infini dans l’espace et le temps, ils viennent enflammer le cadre de leur mille nuances multicolores dans ce qui s’offre enfin comme le véritable propos du film, la beauté d’un tel combat.

Quand bien même le combat est perdu, il a vécu le temps éphémère de la consumation d’une flamme de mortier, et son existence est donc justifiée par sa beauté vacillante.

Tout comme la lutte pour la justice, la beauté de la guerre est une vieille idée romantique et c’est pourquoi elle est tendanciellement réactionnaire, comme l’est Athena de Romain Gavras par son inconséquence politique. Et au fond de tout cela on trouve l’idée que la banlieue, ce genre d’existence dans la lutte, tout cela est beau et doit être exposé même au prix d’une intrigue mal ficelée. Mais si on doit être déçu que le réalisateur ait raté sa tragédie, il faut lui pardonner d’avoir manqué son film politique car on ne peut décemment juger une œuvre à l’aune de ses propres idées et opinions . D’ailleurs les spectateurs les plus à gauche ont dénoncé l’absurdité politique du film, ceux à droit y ont vu la représentation de leur cauchemar sociétal. On y décéléra bien sur une sorte de complaisance de petit blanc envers la vie dans la cité mais si Romain Gavras rate son sujet, il le fait avec brio