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Mank : Le fou du roi

Même si on ne peut qu’applaudir ses incursions dans l’univers télévisuel depuis 2013, le retour de David Fincher au format long constitue un événement qu’on accueille avec une excitation certaine. Le projet n’est certes pas destiné aux écrans de cinéma, ce que l’on regrette forcément, mais six ans après Gone Girl, le moins que l’on puisse dire est que le cinéaste américain ne s’est pas associé avec Netflix pour donner vie à une œuvre évidente et sans risque. Film exigeant, esthétiquement parfait, servi par des comédiens (dont Gary Oldman dans le rôle principal) très inspirés, Mank est non seulement un aboutissement artistique pour son auteur, mais aussi une « boucle bouclée » personnelle, puisqu’il se base sur un scénario de feu Jack Fincher, le père du metteur en scène, écrit il y a plus de deux décennies. L’œuvre a beau être extrêmement ambitieuse et très réussie à maints égards, on ne peut cependant s’empêcher de ressentir un agaçant sentiment de déception générale. Entre un sujet finalement pas aussi passionnant qu’espéré, une certaine rigidité formelle et un manque d’émotion, Mank ne parvient pas à s’imposer totalement comme le grand cru annoncé.

Se lancer dans une critique de Mank n’est pas un exercice aisé. Comment, en effet, éviter à la fois de snober paresseusement une œuvre témoignant d’une maîtrise à maints égards impressionnante (d’où la position flatteuse qu’il occupe dans la liste des meilleurs films 2020 dressée par notre équipe de rédaction), et de dérouler des louanges consensuelles qui feraient fi du vague sentiment d’ennui qui nous habite après 131 minutes de métrage qui nous ont paru longues ?

Reconnaissons d’emblée qu’avec ce film, David Fincher, revenu au cinéma après s’être consacré à la télévision durant plusieurs années (production de House of Cards et Mindhunter), a atteint un haut niveau d’aboutissement dans son métier. Mise en scène, photographie en noir et blanc, costumes, musique (assurée par le duo Trent Reznor/Atticus Ross, dont c’est la quatrième collaboration avec Fincher, et qui avait remporté l’Oscar de la meilleure musique de film pour The Social Network), direction d’acteurs… tout est absolument irréprochable. Il faut également saluer le courage du metteur en scène qui, pour sa première œuvre cinématographique réalisée pour la plateforme Netflix, n’a assurément pas choisi un sujet évident. Et de reconnaître, par la même occasion, la versatilité d’un homme qui, au fil des années, s’est aventuré dans des styles extrêmement variés (Alien 3, Seven, Zodiac, L’Étrange Histoire de Benjamin Button, Gone Girl…). Comme son titre sous forme de diminutif l’indique, Mank a pour protagoniste Herman J. Mankiewicz, le génial scénariste américain auquel on doit notamment Vainqueur du destin (Sam Wood, 1942) et certaines parties du mythique Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939), même s’il ne fut pas crédité pour ce dernier. Le film de Fincher s’intéresse cependant – et exclusivement – au développement du script de Mankiewicz de l’autre immense classique du septième art qu’est Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Le scénario de Mank, écrit par le père du cinéaste, Jack Fincher, a initialement été écrit dans les années 90, et devait être adapté après la sortie de The Game (1997). L’aboutissement de ce projet de longue date intervient hélas après le décès de Jack Fincher, en 2003.

Quoique le scénario soit d’un très haut niveau (les dialogues, notamment, sont brillants), le problème de Mank tient sans doute à son sujet même. On l’a dit, les Fincher n’ont pas eu froid aux yeux. De fait, malgré son casting en or, sa production imposante et la visibilité offerte par Netflix – surtout en ces temps de confinement qui réduisent au silence la concurrence des salles obscures –, ce long-métrage est ce qu’on peut qualifier de projet de niche, adressé à un public très ciblé. En savourer pleinement les qualités – et elles sont nombreuses, il nous paraît important de le rappeler – exige une connaissance pointue du contexte et des personnages auxquels le film fait référence. Contrairement aux apparences, Mank n’est ni un biopic ni le simple récit de la genèse d’un chef-d’œuvre de cinéma. Fincher ne mâche pas la besogne aux spectateurs, son œuvre n’est en rien didactique. Le film est davantage une plongée dans une ambiance d’époque, un récit enlevé et qui assume son caractère littéraire et créatif, qu’une histoire bien cadrée qui s’embarrasse d’une mise en contexte. Ce parti pris est particulièrement risqué car même le cinéphile devra s’accrocher pour tout saisir dans ce film compliqué… dont la compréhension s’avère néanmoins indispensable pour ne pas décrocher totalement. Derrière une prémisse (l’écriture d’un futur grand film) et des protagonistes (un scénariste anticonformiste et alcoolique, ses deux assistantes, le magnat de la presse qui l’admire et la maîtresse de celui-ci) en apparence parfaitement lisibles, Mank aborde une multitude d’autres sujets qui sollicitent chez le spectateur un solide bagage de connaissances.

Tout d’abord, la peinture du microcosme hollywoodien, si elle est à la fois réaliste et virtuose, exige de ne pas se perdre dans les relations complexes et les jeux de pouvoir entre une multitude de personnages que les générations actuelles connaissent peu. Si Mankiewicz rédigea le script de Citizen Kane pour la RKO, le film s’attarde beaucoup sur ses relations (professionnelles et privées) avec les pontes de la MGM, en particulier le patron Louis B. Mayer (Arliss Howard), le producteur Irving Thalberg (Ferdinand Kingsley) et le scénariste Charles Lederer (Joseph Cross). Le portrait des deux premiers n’est guère flatteur, le film s’amusant à représenter Mayer comme un fieffé requin hypocrite, un roitelet n’hésitant pas un instant à détourner l’usine à rêves vers des objectifs politiques, tandis que Thalberg est un bon petit soldat, cynique et calculateur, ambitieux et froid. Quoique imbus de leur pouvoir, le film les révèle tous deux comme de simples marionnettes contrôlées par le tycoon William Randolph Hearst (Charles Dance). Le magnat de la presse et ancien politicien, qui accueille ses hôtes dans son célèbre (et mégalomaniaque) Hearst Castle, possède les mêmes tares que Mayer, mais il est plus subtil et élégant. Malgré son ambition dévorante, l’homme s’entiche du trublion Mankiewicz, insoumis chronique qui détonne dans sa cour docile, car Hearst sait reconnaître et apprécier son génie. Mank donne ainsi – à juste titre – toute son importance à l’introduction du scénariste dans le cercle intime de Hearst. Il est évident que, dans son script de Citizen Kane, Mankiewicz parle beaucoup de Hearst, mais aussi de la relation de celui-ci avec la jeune actrice (de 34 ans sa cadette) Marion Davies (Amanda Seyfried), représentée dans le film comme une jeune femme simple, attachante et pleine de vie, qui a cédé à une soif de reconnaissance et à la vénalité. On sait que Hearst lui-même ne fut pas dupe des allusions de Citizen Kane à sa personne, et les efforts qu’il déploya, discrètement mais efficacement, pour bloquer la promotion et la distribution du film, expliquent en grande partie le manque de reconnaissance que rencontra ce chef-d’œuvre à sa sortie ainsi que les futurs déboires d’Orson Welles. Si tous ces faits sont généralement connus des cinéphiles, peu nombreux sont ceux qui en connaissent les subtilités.

Le récit intègre aussi des éléments du contexte politique dans lequel les faits relatés se déroulèrent, en particulier les élections du gouverneur de Californie de 1934. En pleine Grande Dépression, le scrutin fut un des plus controversés dans l’histoire de l’État, opposant le conservateur Frank Merriam et l’ancien socialiste Upton Sinclair. Les réformes économiques prônées par ce dernier lui valurent d’être taxé de communiste par son adversaire, une manière avantageuse, à l’époque, pour faire pencher l’opinion en sa faveur. Mank illustre un fait réel peu montré au cinéma jusqu’à présent : la manière dont l’industrie du cinéma s’investit fortement en faveur du candidat Merriam en organisant des campagnes de diffamation ciblant Sinclair – qui perdit les élections. Ce sous-texte politique ne manque pas d’intérêt, mais il est très peu connu en Europe, et même aux États-Unis on peut estimer que ces élections californiennes datant d’il y a près d’un siècle ne sont pas connues du plus grand nombre…

Pour ne rien arranger, le scénario de Jack Fincher opère d’incessants aller-retours temporels, certes introduits par de ludiques cartons imitant les intitulés de scène dans… un script, justement, mais qui ne facilitent pas l’immersion du spectateur dans un récit qui, à l’instar du travail de Mankiewicz pour Citizen Kane, est pour le moins non-linéaire.

Est-ce pour toutes les raisons évoquées plus haut qu’une fois le film achevé, on demeure avec un sentiment de désir inassouvi ? En dépit des thématiques diverses et variées qu’il charrie, l’œuvre a quelque chose d’anecdotique, les sujets n’étant abordés que de manière superficielle. Pire, on ressent un décalage gênant entre un personnage anticonformiste, libre et imprévisible, et une mise en scène et un scénario certes très classieux, mais dépourvus de vraie folie. Les scènes marquantes sont rares, le rythme demeure constant et on ne peut pas vraiment parler d’un quelconque élément déclencheur, pas au sens où on l’entend habituellement, en tout cas. Cette approche étonnante participe pourtant aux qualités du film, d’où la difficulté à le juger mentionnée en début d’article. Mank est un projet insolite dans la carrière d’un cinéaste qui ne manque ni d’audace ni d’ambition. On est pourtant en droit de regretter une certaine rigidité, un contrôle que le sujet exigeait de briser joyeusement.

Synopsis : Dans le Hollywood des années 1930, le scénariste Herman J. Mankiewicz, alcoolique invétéré au regard acerbe, tente de boucler à temps le scénario de Citizen Kane d’Orson Welles. 

Mank : Bande-annonce

Mank : Fiche technique

Réalisateur : David Fincher
Scénario : Jack Fincher
Interprétation : Gary Oldman (Herman J. Mankiewicz), Amanda Seyfried (Marion Davies), Lily Collins (Rita Alexander), Arliss Howard (Louis B. Mayer), Tom Pelphrey (Joseph L. Mankiewicz), Charles Dance (William Randolph Hearst), Ferdinand Kingsley (Irving Thalberg), Tom Burke (Orson Welles), Joseph Cross (Charles Lederer)
Photographie : Erik Messerschmidt
Montage : Kirk Baxter
Musique : Trent Reznor, Atticus Ross
Producteurs : Ceán Chaffin, Eric Roth et Douglas Urbanski
Maison de production : Netflix International Pictures
Durée : 131 min.
Genre : Drame biographique
Date de sortie :  13 novembre 2020 (Netflix)
États-Unis – 2020

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3.5