Tromperie d’Arnaud Desplechin: liaisons créatives

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné
3.5

Deux ans après Roubaix, une lumière, Arnaud Desplechin revient à son cinéma de prédilection. Il renoue avec ses premiers amours mais saute surtout un grand pas en adaptant celui qu’il admire tant : Philip Roth. Il fait de Tromperie un jeu entre littérature, théâtre et cinéma où la fantasmagorie l’emporte et où la mise en scène épouse le verbe pour mieux s’en émanciper. Un jeu verbal dont on ressort déroutés, avec au centre un personnage qui est le double d’un auteur tout en étant l’adaptation d’un personnage lui-même double de son auteur. Vous suivez ? Tromperie est un titre qui prend alors tout son sens.

Liaisons dangereuses ?

A la chaleur de la chair, Arnaud Deplechin préfère la force exigeante, ciselée du verbe. Ainsi, les deux amants de Tromperie parlent plus qu’ils ne s’étreignent, leurs mots sont la matière d’une création infinie qui sait pourtant qu’elle doit finir. Le corps à corps est ici une joute verbale, à l’image de ce questionnaire inventé à deux auquel il faudra se résoudre à répondre chacun son tour. Ce n’est pourtant qu’une idée jetée à une vitesse folle sur le papier pour une réalisation qui n’aboutira jamais (ils le savent) « deux amants qui s’enfuient ensemble ». De se taire pour « faire langue contre langue, un dialogue de sourds « , il n’est ici pas question. Aucun protagoniste n’économise sa salive. Cette logorrhée aurait pu s’apparenter à un vulgaire Malcolm et Marie qui se hurlent dessus pendant deux longues heures, en vain, mais c’est plutôt du côté de Marriage Story qu’il faudrait se pencher. Pour l’inventivité d’une mise en scène qui pourrait sinon paraître figée, théâtrale, grandiloquente, fermée. Or, la mise en scène de Tromperie est un jeu entre vrai décor et décor de théâtre, entre présent (déjà terminé) et une balade dans un passé réinventé, réinterprété. Un rêve et soudain Philip est près de Rosalie avec laquelle il n’échangeait pourtant qu’au téléphone. Le chapitre (le film en compte douze, comme un roman) s’appelle « New York » et Philip avait promis que dès qu’il poserait un pied là bas, il serait avec Rosalie. Pourtant, des promesses, il en fait aussi à sa femme, à laquelle il affirme que la femme anglaise de son carnet n’est qu’une invention. Il ne les tient donc pas toujours.

Fiction

Et si c’était vrai ? Si ce dialogue intelligent, amoureux, à l’équilibre des forces sans cesse réajusté (quand il la croit fruit mûr, elle n’est en fait qu’un fruit pourri lui rétorque-t-elle quand la seconde d’après ce sont ses larmes de femme abandonnée qui coulent), n’existait que dans la tête de son auteur ? Pourtant, la garçonnière existe bien. Ce studio qui est autant le terreau de la création que celui des étreintes physiques et verbales. Ici on parle avant ou après l’amour, parfois même on ne fait pas l’amour du tout ( le fameux « aujourd’hui, j’ai laissé mon con à la maison »). Est-elle réelle cette femme au phrasé et à la sonorité si particuliers que certains de ses amis ont entendu sa voix en lisant Tromperie (Deception en version originale) ? Ces deux ex-amants qui poursuivent le dialogue entamé ensemble dans leurs têtes respectives où ils font résonner la voix de l’autre ? La mise en scène s’accroche à leurs visages, à leurs lèvres, à leurs corps, les animant en détournant le concept du face à face dialogué filmé en champ contrechamp dans tout classique qui se respecte. Léa Seydoux est ainsi tantôt la Marguerite de La Douleur (l’héroïne de roman devenue être de chair, le visage de Léa Seydoux se confondant jusque dans l’affiche avec celui de Mélanie Thierry), tantôt la France du dernier Bruno Dumont. Elle est mille visages, bien qu’incarnée par l’actrice que l’on connaît. Léa Seydoux s’y révèle fascinante, libre et très à l’aise dans l’exercice qu’on pourrait qualifier « d’exercice de style ». C’est sa voix douce et tranchante à la fois qui ouvre le film, lance le petit théâtre et surtout qui nous guide dans le décor, les mains sur les yeux. Son discours déjà n’est que recréation d’une réalité dont elle doit se souvenir. « Et moi, tu peux me décrire » ? rétorque-t-elle une fois son introduction terminée. Et rien n’est moins sûr.

Double et moi

Arnaud Desplechin comme Philip Roth envisagent les doubles, les œuvres trompeuses, sans cesse dans la recréation autobiographique. C’est d’ailleurs un jeu de savoir si Philip est ici lui-même ou ne l’est pas; en s’énervant, il explique qu’on dit toujours le contraire de ses intentions « ils sont si intelligents, il savent », clame-t-il en substance. Philip est ici mis à mal, malmené, autant qu’il est magnifié. Si le personnage est accusé de misogynie (dans une scène de procès assez étrange, oscillant entre le génie et le ridicule), moqué et souvent dominé ses conquêtes, l’acteur qui l’incarne, Bruno Podalydès, n’a jamais été aussi savoureux que dans Tromperie. Ainsi, il est difficile de dire si Desplechin réalise un film verbeux, autocentré, vaguement intellectuel ou une œuvre miraculeuse, élégante, raffinée, sans cesse en mouvement dans son apparente immobilité. Il est certain en tout cas que le film est déroutant et traversé par des morceaux de bravoure. Emmanuelle Devos qui annonce un miracle qui ne l’empêche cependant pas de se détruire à petit feu sous nos yeux. Rebecca Mader qui raconte sa folie, ses séances d’électrochocs dans un bar entre une cigarette qui se consume et un « passe-moi le cendrier » alors que Philip s’épuise à la vouloir forte, belle, fatale. Toutes les femmes qu’il côtoie, sa femme y compris (la géniale Anouk Grinberg), sont au bord du gouffre alors qu’il les pense animées par l’amour qu’elles lui portent. Pourtant, elles trouvent la force de ne pas le laisser tout diriger, comme il le fait en en faisant des personnages de son écriture ; lui qui se prétend « audiophile » et se plait à imaginer comment sa maîtresse le décrira à un potentiel journaliste après sa mort. Il veut savoir si elle sera heureuse après lui. Elle ne lui décrit pas nécessairement le déluge qu’il attend.

En finir

Tout le film est ainsi traversé par ce jeu entre la toute-puissance de Philip, sa faiblesse d’homme à femmes ébranlé par les femmes elles-mêmes et le regard que la société de 2021 porte sur ces créateurs géniaux mais malades de leur égo, notamment dans leur rapport aux femmes. De qui Arnaud Desplechin parle-t-il, à quel point la tromperie du titre est-elle infiltrée dans chaque strate que le scénario comporte ? Qui est vraiment Philip ? Quel crédit donner à ses allers-retours dans sa mémoire, notamment cette scène au montage solide où il raconte à sa maîtresse comment il a mouché son père concernant une de ses réactions ? Ou encore cet échange avec un réalisateur qui veut lui tirer dessus ? Ou bien encore son choix de sauter dans un tram pour échapper à la police tchécoslovaque ? C’est un jeu sans fin sur un homme rempli d’obsessions qui en font à la fois un grand écrivain et un homme souvent tout petit face à ses craintes, ses abandons et le dégoût qu’il engendre parfois. Le décalage entre la vraie vie et celle qu’il fantasme prend d’autant plus d’ampleur et c’est tout un cinéma qui colle parfaitement à l’œuvre d’un réalisateur fantomatique et foisonnant, en somme passionnant même dans les débats qu’il soulève par-delà son film. Ses déclarations telles que: « soyons sincères, la vie, c’est un peu ennuyeux, déprimant même… sauf quand elle est projetée sur le grand écran : le cinéma nous permet de réaliser que nos vies sont magnifiques, passionnantes, trépidantes et drôles. Et que la dépression est une illusion », rien que ça et son affirmation d’un choix de film  qui soit « une histoire dénuée de jugement, avant le mouvement #MeToo » (mais qui sort après!) constituent des exemple flagrants. Impossible de choisir son camp entre film ringard et élégant, surtout grosse envie de ne pas le faire et de se laisser bercer par la beauté du trompe-l’œil géant qu’est Tromperie.

Bande annonce : Tromperie

Fiche technique : Tromperie

Synopsis : Londres – 1987. Philip est un écrivain américain célèbre exilé à Londres. Sa maîtresse vient régulièrement le retrouver dans son bureau, qui est le refuge des deux amants. Ils y font l’amour, se disputent, se retrouvent et parlent des heures durant ; des femmes qui jalonnent sa vie, de sexe, d’antisémitisme, de littérature, et de fidélité à soi-même…

Réalisation : Arnaud Desplechin
Scénario : Arnaud Desplechin, Julie Peyr d’après l’œuvre de Philip Roth
Interprètes : Léa Seydoux, Denis Podalydès, Anouk Grinberg, Emmanuelle Devos, Rebecca Mader, Madalina Constantin
Photographie :  Yorick Le Saux
Montage : Laurence Briaud
Production : Why Not Productions
Distributeur : Le Pacte
Genre : drame
Date de sortie : 29 décembre 2021
Durée : 105 minutes

France – 2020

Reporter LeMagduCiné