Salles de cinéma : étreintes brisées

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Les salles de cinéma n’ont pas été citées dans un premier temps dans les discours officiels (et plus largement la culture) puis sont finalement restées fermées le 15 décembre dernier. La lumière n’a pas éclairé le bout du tunnel des salles obscures. Au-delà de la question sanitaire et politique qui laisse place ou non à la culture, c’est quoi la salle de cinéma ? Si pour Mathieu Kassovitz,  les salles  se sont « pas essentielles » en temps de crise, d’autres comme Nicolas Maury crient dans la nuit pour leur réouverture. Dans 44 lettres adressées aux spectateurs et spectatrices par les gens du métier, le cinéma redevient essentiel. Pour les cinéphiles que nous sommes, elle est un lieu où être à sa place, où le rêve se déploie. A travers différentes expériences de cinéma en salle, j’ai décidé, moi aussi, d’adresser une lettre d’amour au 7e art et aux découvertes lumineuses dans l’obscurité.

« Rendez-nous la lumière »…

Mon premier souvenir de la salle de cinéma s’est construit par l’intermédiaire de deux autres regards. Je n’étais pas la spectatrice originelle, mais celle du spectacle de mes parents qui rentrent du cinéma et parlent du film. Ainsi, longtemps j’ai cru que Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain était l’histoire d’un nain de jardin qui part en vacances et fait parvenir des photos à son père. J’ai donc imaginé pendant des années qu’un nain de jardin faisait le tour du monde, tout seul avec ses petites jambes. Je voyais encore le cinéma comme un méli mélo de couleurs, de joie et d’enchantement permanent. J’aurais ainsi pu faire mienne la phrase du personnage de Du temps qu’on existait (de Marien Defalvard): « J’avais passé tout ce temps dans le noir d’une salle de cinéma, devant un film rieur, qui commençait et finissait bien. La projection terminée, j’étais sorti sourire aux lèvres, de la vie comme de cette salle de cinéma, et par les couloirs, j’étais arrivé dehors. Je me retrouvais dans un grand boulevard surpeuplé où passaient en trombe des voitures; il faisait gris et très froid. Les gens se bousculaient, parlaient fort: je croyais comprendre qu’ils n’avaient pas aimé le film… ». Comme s’il existait une franche rupture entre la salle et l’extérieur. Un truc qui permet de regarder Mommy assise à côté de Michel Piccoli et de ne pas trouver cela incongru. De partager avec ce grand acteur, le temps d’un film, une émotion commune, quelque chose qui nous a rapprochés bien plus que si je lui avais demandé un simple autographe. Bien sûr, pour lui, la séance a du paraître banale, mais pour moi, elle est devenue un symbole.

… « rendez-nous la beauté »

Aller au cinéma, ce n’est pas seulement voir un film, c’est sentir qu’il existe une communauté de sentiments, de sensations. Ce n’est plus la solitude d’un Bashung qui chante « un jour je sourirai moins, jusqu’au jour où je ne sourirai plus », mais plutôt : je suis sensible aux mêmes histoires, il existe donc une communication possible même entre les inconnus. Il s’agit soudainement de « partager des solitudes ». Quel souvenir glaçant et poignant que celui de cet homme assis à mes côtés qui n’a cessé de sangloter pendant toute la séance du film Amour et m’a raconté ensuite pendant une heure quel écho sa vie avait avec le film. Le festival d’Angoulême, pas celui de la BD mais du ciné (fin août), en est également une fabuleuse illustration. Les acteurs et réalisateurs se promènent dans la ville sans tapis rouge comme dans un vaste plateau de cinéma à ciel ouvert. Les spectateurs présents, échangent et rêvent, leur ville ressemble enfin à un terrain de jeu géant. Des moments puissants se dessinent alors, comme lorsque que je pleure doucement à la fin de Bonhomme et que la réalisatrice, assise non loin de moi, s’en émeut à voix basse. Même les séances les plus douloureuses restent des moments d’une vie : je me souviendrais longtemps de la colère de mon père à la sortie de Paranoïd Park que nous avions tous les trois détesté. Il y avait quelque chose, là encore, d’un immense partage. Une communication qui ne s’est jamais rompue puisque la somme de nos désaccords s’est ensuite bien souvent réglée devant des films de cinéma. De la toute première séance avec ma mère pour Le Petit vampire d’Ulrich Edel – dont je garde en mémoire l’attente avant la séance, tout le fantasme qui montait en moi – à notre dernière séance pour Miss, où nous nous sommes regardées quand la voix de Clara Luciani a envahi la salle, toute mon enfance s’est construite à coup de séances de cinéma. La salle est devenue un mode de communication à part entière, sa disparition même temporaire m’a comme rendue muette.

Regarder 

La salle devient souvent un enjeu supérieur à elle-même comme me le rappelaient récemment les bénévoles d’un cinéma de campagne. L’un deux voyait tous les films, déterminait à l’avance ceux qui allaient marcher ou non. Devant les grandes affiches, il montrait que ce n’était plus tant le film qui était en jeu que la vie d’un village. Ce n’est pas pour rien certainement que devant une séance de Mes nuits avec Théodore, une spectatrice s’est levée en colère pour dire à quel point c’était scandaleux de vide. On se regarde au cinéma autant qu’on regarde. Chaque film a pour moi une odeur, je n’oublierai jamais l’odeur de chien mouillé qui a précédé la séance de Portrait de la jeune fille en feu et qui a fait écho à ce saut dans la mer qui ouvre quasiment le film. Les rebonds sont nombreux entre la toile et les spectateurs. Dans ce même film, dans la scène finale, le personnage de nouveau est autant regardé qu’il regarde et les larmes d’émotion sont en partie créées par le souvenir mais aussi par l’éclat de la musique dans une salle. Un visage plein de larmes n’a jamais autant de force quand il pleure seul dans son canapé. J’ai beau avoir détesté La Rafle, je garde en mémoire les chaudes larmes de mon voisin de huit ans qui n’était pas du tout préparé à observer un génocide qui implique la mort d’enfants. C’est aussi son émotion à lui qui a été révélatrice des failles du film. Sur le moment, elle comptait pourtant pour elle seule. Un peu comme lorsque j’ai découvert pour la tout première fois L’Aurore de Murnau, projection accompagnée au piano par mon professeur de cinéma au lycée. Tout était comme suspendu, hors du temps. Les yeux de mes camarades étaient eux aussi rivés sur l’écran. Bien sûr, cette magie n’existe pas à chaque fois, mais elle opère quand même bien souvent: nos corps ne se regardent plus, ne se jugent plus, nos yeux sont levés vers l’écran et chacun a la sensation qu’il est au bon moment, au bon endroit. C’est la rareté de ce sentiment si simple qui rend la réouverture des salles de cinéma si prégnante, si nécessaire. Partager nos solitudes est essentiel et encore plus en temps de crise car une série Netflix, aussi bonne soit-elle, ne remplacera jamais les frissons du voisin, les commentaires quelques sièges plus haut. Et surtout cette impression rassurante, galvanisante, qu’il existe un endroit au monde où la vie se déroule sans nous comme un long fleuve intranquille.

Lettre-film de Nicolas Maury pour la réouverture des salles

 

Reporter LeMagduCiné