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« Un Américain bien tranquille » : marché de dupes

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Rimini proposent en combo DVD/BR le long métrage de Joseph L. Mankiewicz Un Américain bien tranquille, dans une restauration de très bonne facture agrémentée d’un long entretien avec l’enseignant et critique au magazine Positif N.T. Bihn.

Bouffée d’oxygène dans le Saigon de 1952, alors sous occupation française. Le Nouvel an chinois anesthésie temporairement les affrontements y ayant cours, chaque camp laissant ses armes et revendications en sommeil pendant que les festivités battent leur plein. L’occasion de gambiller sur les ruines encore fumantes d’une Indochine plongée dans l’abîme. Jusqu’à ce qu’un badaud découvre, à la marge d’une foule exaltée, le corps sans vie d’Alden Pyle, un jeune Américain issu du monde associatif. L’enquête menée par l’inspecteur Vigot le conduira fissa au reporter britannique Thomas Fowler, figure cynique et désabusée tombée sous le charme d’une séduisante autochtone. Aurait-on affaire à un risible crime passionnel ?

Cinéaste littéraire par excellence, Joseph L. Mankiewicz puise dans le roman de Graham Greene de quoi radiographier un jeu de dupes où chacun tente sournoisement d’avancer ses pions. Tirades fusantes et saillies sarcastiques y évoluent de pair pour débusquer l’aveuglement d’un adepte de la « vérité provisoire », le cynisme préludant aux « matricules du concept de stratégie globale » ou encore cette « aide économique » pateline qui pourrait se cacher derrière le geste le plus anodin. Le tableau est d’une léthargie douloureuse : dans cette Indochine défigurée par la guerre et les attentats, les paysans du matin deviennent les assaillants du soir, les forces communistes, sur le qui-vive, réquisitionnent le réseau routier, et les agents sous couverture essaiment en masse.

D’une romance triangulaire, Joseph L. Mankiewicz tire une opposition circonstanciée entre la vieille Europe et les États-Unis, respectivement personnifiés par Thomas Fowler (Michael Redgrave) et Alden Pyle (Audie Murphy), deux prétendants en quête de la même femme (Giorgia Moll). L’un a roulé sa bosse et jette sur le monde un regard froid et désillusionné ; l’autre a tout de l’idéaliste héroïque, jeune premier habité par des convictions humanistes et une affabilité distante. Mais les façades seront bientôt démantelées brique par brique, révélant des natures plus ambiguës qu’il n’y paraît et de basses manœuvres aux incidences funestes, inspirées par la faiblesse amoureuse d’un homme en pleine confusion. En creux : une allusion à la décolonisation et la représentation d’un antihéros tourmenté qui finira par engendrer sa propre perte. Le tout conçu selon un canevas romanesque (trop) classique et mesuré, à l’aide de plans fixes et travaillés, sublimés par la photographie de Robert Krasker, chef opérateur déjà aperçu sur les tournages de Carol Reed, John Ford et David Lean.

Des sous-textes et un contexte particulier

En examinant les différentes strates du film de Joseph L. Mankiewicz, il est tentant d’en mesurer les implications sociopolitiques. On l’a vu, la romance triangulaire peut être interprétée comme une métaphore de la lutte pour le pouvoir que se livrent les forces en présence en Indochine à cette époque – la France, les États-Unis, les mouvements nationalistes et communistes locaux… Cette lutte s’incarne dans les relations complexes, erratiques et parfois trompeuses entre les protagonistes, qui cherchent chacun à défendre leurs intérêts et leurs idéaux, fût-ce au détriment des autres. Le film expose de ce fait les tensions inhérentes aux relations internationales et les dilemmes moraux qui sous-tendent ces individus piqués, parfois malgré eux, de géopolitique.

L’esthétique du film, empreinte d’une certaine froideur et d’une distance critique, renforce le sentiment d’aliénation et d’incompréhension qui caractérise les rapports entre les personnages et leur environnement. Journalistes, agents secrets ou représentants de gouvernements, tous se heurtent à la difficulté de discerner le vrai du faux, la vérité des mensonges, lesquels abondent dans les discours et les récits officiels. Le parcours tragique d’Alden Pyle, admirateur du leader militaire vietnamien Thé, qu’il considère comme la figure du « troisième camp », évoque l’innocence perdue et la désillusion face à la réalité complexe et cruelle du monde ; il implique une critique implicite de l’arrogance et de l’aveuglement idéologique des interventions étrangères et des politiques impérialistes. Sur le plan géopolitique, Alden Pyle symbolise en effet la politique étrangère américaine de l’époque, qui cherchait à lutter contre le communisme et à étendre son influence en Asie du Sud-Est. Derrière « les infinies richesses de la respectabilité et de la jeunesse », Pyle représente, sans toutefois en mesurer les conséquences, les aspects sombres de cette politique, tels que le soutien à des groupes violents et l’indifférence relative aux souffrances des populations locales, qui ont finalement contribué à l’escalade du conflit et à la tragédie de la guerre du Vietnam.

Partiellement filmé au Vietnam, dans un contexte où la guerre froide, la décolonisation et la doctrine de l’endiguement battaient leur plein, Un Américain bien tranquille n’aurait probablement pas pu voir le jour sans l’émancipation à laquelle s’était alors livrée Joseph L. Mankiewicz. L’homme avait déjà établi sa réputation, solide, en tant que réalisateur, producteur et scénariste talentueux, ainsi qu’en adepte des drames et des adaptations littéraires. Il avait connu le succès avec A Letter to Three Wives (1949) et All About Eve (1950), grâce auxquels il fut par deux fois doublement oscarisé, pour la réalisation et le scénario. Producteur via sa société Figaro, Mankiewicz a dû naviguer dans un climat politique tendu pour mettre en branle Un Américain bien tranquille, ce qui a probablement conditionné la retranscription sur grand écran, sous une forme atténuée, des critiques présentes dans le roman de Graham Greene… Cela étant, le long métrage peut être comparé à d’autres films traitant de la politique étrangère et des conflits culturels, dont Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola ou Le Troisième Homme (1949) de Carol Reed, œuvres avec lesquelles il partage une réflexion sur l’impact de l’ingérence occidentale dans les affaires d’autres nations, et qui questionnent les motivations sous-jacentes à ces interventions.

TECHNIQUE & BONUS

Rimini Éditions propose une restauration présentant une qualité d’image plus que convenable malgré quelques faiblesses. Le noir et blanc demeure efficace et se caractérise par de bons contrastes malgré quelques problèmes de luminosité. La version originale du son est claire et précise, avec un bon équilibre général. La version française, en revanche, semble de qualité inférieure, trop compressée et affectée par des bruits de fond.

Un long entretien avec l’enseignant et critique au magazine Positif N.T. Bihn complète l’édition. C’est l’occasion de revenir sur l’insertion de Joseph Mankiewicz à Hollywood, d’abord en tant que scénariste et producteur, puis, à la faveur de la maladie d’Ernst Lubitsch, en tant que metteur en scène. Bientôt triomphant grâce à Chaînes conjugales et Eve, élu à la tête de la Guilde des réalisateurs, Mankiewicz connaît des heurts avec le producteur Darryl Zanuck et cherche à s’émanciper des studios. Mais la liberté après laquelle il court est synonyme de difficultés de financement ; il droit créer sa propre compagnie, Figaro, et endosser une casquette de bailleur de fonds pour mener à bien ses projets, dont Un Américain bien tranquille. N.T. Bihn décrypte le film en revenant sur son tournage, sur sa portée géopolitique, sur la femme appréhendée comme métaphore du pays et des intérêts qu’il suscite, sur la notion de dualité, sur les longues séquences dialoguées visant à expliciter des enjeux complexes ou encore sur le montage, qui s’étendait initialement sur plus de 200 minutes…

Fiche technique

Bande-annonce

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