En 1970, c’est un curieux projet que Romy Schneider choisit pour son premier long-métrage de l’autre côté des Alpes (après avoir tourné dans le sketch de Visconti pour le film collectif Boccace 70, en 1962). Premier film du poète et romancier Alberto Bevilacqua, La Califfa tente un numéro d’équilibriste entre poésie fellinienne et drame socio-politique reflétant l’ère du temps, sur une partition d’Ennio Morricone. Hélas, la prestation impeccable du duo Schneider-Tognazzi ne suffit pas pour franchir les nombreux obstacles dressés par cette œuvre brouillonne d’un débutant. Entre La Piscine et L’Assassinat de Trotsky, La Califfa donna néanmoins l’occasion à la comédienne de tenter une aventure audacieuse qui lui permit de dépasser définitivement son image de Sissi.
Alberto Bevilacqua, qui manie avant tout la plume, réalise en 1970 son premier long-métrage, l’adaptation de son premier succès en tant qu’écrivain, La Califfa. Il transpose toutefois son récit dans le contexte des années de plomb en Italie – les Brigades rouges sont fondées l’année de sortie du film. Plus généralement, l’œuvre se nourrit à la fois de l’âge d’or du cinéma italien et des tendances naissantes. D’une part, on y trouve un côté opératique à travers de nombreuses scènes fantasmées et quelques personnages grotesques (comme celui du « Prince »), qui renvoient à Fellini. De l’autre, le film s’inscrit pleinement dans une époque d’agitation sociale et de radicalisation politique (Elio Petri et Francesco Rosi réalisent au même moment leurs grands films engagés), à la suite des mouvements sociaux de 1968, quoique Bevilacqua s’en distingue par un regard particulièrement désabusé : rien ni personne n’est à sauver.
Dans le cadre de grèves récurrentes, le mari d’Irene (qu’on désignera presque exclusivement par le surnom de Califfa, référence aux meneuses d’hommes dans la plaine du Pô) est tué. Irene (Romy Schneider) épouse alors le combat social et devient une sorte de Pasionaria des grévistes. Elle fait face à Annibale Doberdò (Ugo Tognazzi), ancien ouvrier devenu patron d’industrie, un homme pragmatique, insensible aux passions humaines – dans une scène, il dit accepter de « parler chiffres, pas de morale » – et prêt aux compromissions politiques et éthiques. Le film vaut aujourd’hui surtout pour ses comédiens principaux, qui tous deux s’attachent à l’époque à casser leur image. Dans un rôle de forte tête, Romy Schneider embrase la pellicule dès la première scène grâce à sa plastique de rêve et à son regard ensorcelant. La comédienne franco-allemande n’hésite pas à jouer à fond de sa sensualité, jusqu’à se mettre littéralement à nu dans plusieurs scènes (les livres de Bevilacqua sont très érotiques). La gentille Romy des Heimatfilms de ses débuts est bien loin ! Son partenaire à l’écran, Tognazzi, se situe dans une même démarche, lui qui est surtout connu comme un acteur de comédies, même s’il est déjà sorti plus d’une fois de sa zone de confort, notamment avec Porcherie(Porcile) de Pasolini, sorti l’année précédente. Il utilise à bon escient son charisme d’homme qui s’est fait tout seul, mais au prix d’une conscience au rabais et d’une déconnexion avec ses émotions.
Le contexte social brûlant pousse d’abord les deux protagonistes dans des camps opposés, comme par principe. La Califfa excite les passions des masses ouvrières, balance rageusement les fournitures de l’usine au nom de Doberdò dans la rivière et n’hésite pas à se dresser sur la route de la voiture du patron, préfigurant cet étudiant chinois sur la place Tian’anmen, au printemps 1989. Alors qu’il manque de l’écraser, elle crache sur le véhicule. Doberdò, lui, feint l’insensibilité et maîtrise tous les codes pour s’imposer aux autres. Ainsi, il tente d’humilier La Califfa – sans succès – en lui reprochant un manque de cohérence, puisqu’elle est revenue travailler après avoir craché sur sa voiture la veille. En filigrane, le passé fasciste de l’Italie est régulièrement convoqué en guise d’avertissement : alors que Doberdò quitte le site de l’usine dans sa berline rutilante avec chauffeur, on aperçoit une pancarte à l’entrée, portant le message : « Doberdo, souviens-toi comment a fini Mussolini ». Le crépuscule des idoles est annoncé.
Nos deux héros vont cependant se révéler capables de dépasser ce cadre social qui les enferme. Entre ces deux êtres que tout oppose va alors naître une passion qui, quoique improbable, ne manque pas d’intérêt. La relation amour-haine des débuts (lui est arrogant et impulsif, elle méprise ce qu’il représente) évolue en sentiments sincères lorsqu’ils parviennent à se nourrir l’un de l’autre. Tandis que La Califfa apprend à Doberdò à renouer avec son humanité et son passé, elle découvre un homme plus nuancé qu’elle ne le pensait et commence à le comprendre. Cet apprentissage amoureux amènera Doberdò à proposer aux ouvriers une solution radicale pour débloquer la grève : les associer à la direction de l’usine. Cette rédemption représente toutefois une trahison impardonnable vis-à-vis de sa caste, qui finira par lui coûter la vie. L’idéalisme de La Califfa ne lui aura rapporté qu’un second deuil à endurer, tandis que, dans les rues, l’heure n’est pas plus à l’apaisement (lors de l’enterrement d’un ouvrier suicidé, une partie de la population locale traite les membres de la procession de « communistes », et l’affrontement éclate avec les forces de l’ordre).
Si l’on retient son beau duo de comédiens et le lyrisme de la bande-son, omniprésente, signée du maestro lui-même, Ennio Morricone, le film s’égare hélas dans son ambition déraisonnable. Le scénario de Bevilacqua est particulièrement confus, la psychologie des personnages inexistante, les dialogues fumeux, la mise en scène sans génie et le montage trop généreux en ellipses. Cela fait beaucoup… L’intrusion fréquente de tableaux irréels ne fait, au mieux, qu’accentuer le côté artificiel de l’intrigue, au pire il ajoute au film une suffisance qui manque d’inspiration.
Pour sa première réelle expérience du cinéma italien, Romy Schneider n’a assurément pas choisi la voie de la facilité. Ce film peu convaincant ne ralentit cependant guère l’irrésistible ascension internationale de la star, qui a déjà, à l’époque, fait son trou en France et ailleurs, et qui tournera encore avec bon nombre de grands cinéastes (Sautet, Zulawski, Chabrol, Costa-Gavras, Tavernier…) jusqu’à sa disparition tragique en 1982, âgée d’à peine 43 ans. Elle revint par ailleurs bien vite en Italie, cette fois pour une œuvre nettement plus aboutie, le Ludwig de Visconti (1972), où elle interpréta pour la quatrième fois le personnage de Sissi !
Synopsis : Des grèves secouent l’Italie. Le mari de La Califfa est tué et elle devient la meneuse des grévistes. Elle s’oppose surtout au patron de l’usine, Doberdò, lui-même ancien ouvrier. L’opposition se transforme soudain en passion amoureuse…
La Califfa : Bande-Annonce
La Califfa : Fiche technique
Réalisateur : Alberto Bevilacqua
Scénario : Alberto Bevilacqua
Interprétation : Romy Schneider (Irene Corsini, « La Califfa »), Ugo Tognazzi (Annibale Doberdò), Marina Berti (Clementine Doberdò)
Photographie : Roberto Gerardi
Montage : Sergio Montanari
Musique : Ennio Morricone
Producteur : Mario Cecchi Gori
Durée : 112 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 16 juin 1972
Italie – 1970