Les Aventuriers du Lucky Lady : la sérénade à trois vue par Stanley Donen

Sévan Lesaffre Critique cinéma LeMagduCiné

En 1930, une chanteuse de cabaret et deux compagnons se lancent dans le transport illégal de l’alcool, du Mexique jusqu’en Californie, à bord d’un petit voilier, le Lucky Lady. Stanley Donen nous plonge dans l’Amérique de la Prohibition et signe une comédie d’aventures aux accents vaudevillesques sortie en 1975. Une œuvre méconnue pastichant le film de gangsters, portée par la pétillante Liza Minnelli, le séduisant Burt Reynolds et l’immense Gene Hackman.

Synopsis : Aux États-Unis, dans les années 1930. La Prohibition génère un important trafic d’alcool et de grosses sommes d’argent. Après avoir échoué dans le trafic de travailleurs clandestins, Walker (Burt Reynolds) propose à Kibby (Gene Hackman), à qui il doit de l’argent, de s’associer avec lui et son amie Claire (Liza Minnelli), une chanteuse de cabaret, pour organiser leur propre trafic d’alcool à bord d’un petit voilier, le Lucky Lady. Ensemble, ils doivent lutter contre truands et policiers garde-côtes, avant d’affronter le redoutable Mc Teague (John Hillerman), qui veut obtenir le monopole du trafic.

Dans Les Aventuriers du Lucky Lady, le langage filmique stylisé — cadrage-éclairage-montage — de Stanley Donen comporte toutes les caractéristiques d’un cinéma hollywoodien aussi luxueux qu’artificiel, comme en témoigne la sublime photographie nimbée d’une brume sensuelle et incandescente, signée Geoffrey Unsworth (2001, L’Odyssée de l’espace, Cabaret). L’auteur de l’éternel Chantons sous la pluie (1952), Drôle de frimousse (1957) et Charade (1963) s’essaye à la farce lubitschienne (Sérénade à trois, 1933). Il met en scène le ménage à trois de contrebandiers ratés, réunis par leur puissant désir de faire fortune et tous bien déterminés à transporter ailleurs leurs minables vies.

Sérénade à trois

À l’aventure maritime et à la pyrotechnie spectaculaire des combats navals — la signature esthétique d’Unsworth se caractérise par un audacieux mélange entre réalisme et onirisme —, s’ajoute ainsi une romance non conformiste typique du Nouvel Hollywood. Rousse flamboyante à la fois canaille et sentimentale, Claire Henry ne peut se résoudre à choisir entre ses deux prétendants, qu’elle trouve complémentaires, l’un timide mais séduisant, l’autre, désinvolte et expérimenté. Elle jongle donc entre le désir de posséder l’autre et l’envie de se déposséder elle-même.

Évoquant la fusion synergique du trio Curtis-Monroe-Lemmon dans Certains l’aiment chaud de Wilder (dans lequel deux jazzmen au chômage, témoins involontaires d’une tuerie entre mafieux, se travestissent pour intégrer un orchestre féminin et échapper aux gangsters), autre triangle amoureux cocasse phare du cinéma hollywoodien, Minnelli, Reynolds et Hackman s’embarquent — non pas sur le yacht d’un millionaire mais — à bord d’un petit voilier qui ne paie pas de mine, le Lucky Lady, piloté par Billy (Robby Benson), jeune matelot introverti. Personne n’ira les soupçonner. Un vieux gramophone claironnant de langoureuses mélodies de jazz chantées par Bessie Smith donnera à leur frénétique croisière son savoureux tempo.

Les parures extravagantes de Liza Minnelli rappellent celles de la provocante meneuse de revue Sally Bowles qu’elle incarnait trois ans plus tôt dans le classique de Bob Fosse. Cabaret n’est plus, et New York, New York n’est pas encore ; la silhouette vulnérable et touchante de sa mère, Judy Garland, apparait néanmoins dès la séquence d’ouverture des Aventuriers du Lucky Lady. Ici grimée en vamp vulgaire, l’actrice batifole, héritant de tous les symptômes du corps-spectacle incarné par Garland dans les années 1940-1950. Le numéro introductif « Get While the Getting is Good » rend un hommage nostalgique à l’âge d’or de la comédie musicale, plus particulièrement au strass des superproductions MGM et à la sophistication caractéristique de l’unité Freed.

Le cinéaste fragmente ensuite le corps déhanché de Liza Minnelli : ce processus de morcellement graduel conduira à la scène du strip-tease de Claire au beau milieu de l’étroite cabine du rafiot, mais aussi à une série d’inserts sur une minuscule chatte blanche. Symbole sexuel, métaphore suggestive de l’instinct félin du personnage, le curieux animal n’est pas sans rappeler le matou transbahuté par Audrey Hepburn (archétype de la femme-chat) dans Diamants sur canapé de Blake EdwardsTout excitée à l’idée de devenir immensément riche, la jeune veuve aussi cupide qu’émancipée ne mobilise pas seulement son tempérament excentrique mais aussi son corps, objet du désir de ses deux partenaires. La caméra saisit ainsi un jeu de jambes qui va crescendo et qui, là encore, renvoie à l’imagerie sulfureuse de Cabaret. Minnelli mène donc la danse, elle incarne le spleen de l’Hollywood des années 1930.

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Liza Minnelli (Claire) dans Les Aventuriers du Lucky Lady.

Boulevard du rhum

Si le scénario de Willard Huyck et Gloria Katz (American Graffiti) emprunte moult gags au genre burlesque, au slapstick et même au cartoon (cf le générique façon bande dessinée, les yeux exorbités des clients du bar en référence au fameux loup de Tex Avery, ou encore l’attaque au cocktail Molotov), il convoque également certaines péripéties de Boulevard du rhum (1971) de Robert Enrico dans lequel une autre « Lady », Linda Larue, star du cinéma muet campée par Bardot, se pare d’une élégante ombrelle semblable à celle de Claire Henry. Turbulent et clownesque ennemi, le gang mafieux de Chicago parachève la parodie de Scarface (1932) réalisé par Howard Hawks. 

Ici, pourtant, l’expédition n’est qu’un subterfuge narratif destiné à mettre en valeur l’ambition esthétique de Lucky Lady. Rebutée par la longueur de la bataille navale au son de « When the Saints Go Marching In » et les allusions comiques au Débarquement de la baie des Cochons, la critique bouda l’ironie subversive du film et reprocha au réalisateur d’avoir délibérément troqué la subtilité lubitschienne contre les tics pittoresques de la comédie d’aventures à gros budget. À noter que le script suscita même la curiosité de Spielberg, le maître du spectacle à l’américaine, alors retenu sur le plateau des Dents de la mer.

Mais tout l’enjeu de la mise en scène de Donen se trouve ailleurs. Il s’agit plutôt de faire la part belle à la lumière — aux teintes chaudes et humides du soleil couchant, au halo des lanternes, des phares de voitures, à la lueur des lustres, des réverbères, des fusées… —, ainsi qu’aux effets de miroitement qu’elle produit dans le champ. En outre, l’obscurité presque macabre du cimetière mexicain s’oppose à la clarté quasi divine de la côte ouest et de son gigantesque océan Pacifique peuplé de redoutables pieuvres.

Éternellement subjugué par la fantaisie fiévreuse de l’époque du swing, le cinéaste fabrique une réalité « filtrée » — ponctuée par un ingénieux traitement élastique de l’ellipse et du plan de coupe —, résultant de plusieurs paramètres dont la photographie brumeuse d’Unsworth, les somptueux décors conçus par John Barry (Orange mécanique, Star Wars) et la bande originale jazzy signée Ralph Burns (toujours Cabaret, All That Jazz).

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’écho anachronique de « All I do is dream of you », enregistré pour la première fois en 1934 puis rendu célèbre par Debbie Reynolds dans le mythique Chantons sous la pluie, retentit dans un étrange dancing aux allures d’aquarium, fenêtre sur l’espace-temps et les pulsions débridées des protagonistes. Donen va même plus loin dans l’art de l’autocitation en reproduisant la scénographie minimaliste de la séquence « Broadway Melody Ballet », scandée par la parade sensuelle et glamour de Cyd Charisse.

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Gene Hackman (Kibby) et Burt Reynolds (Walker) dans Les Aventuriers du Lucky Lady.

Enfin, la démesure nettement érotique du palace art déco de San Diego où atterrissent nos pirates modernes contraste avec le lugubre et miteux cabaret de Tijuana. Ironie du sort, l’euphorie procurée par l’aventure en mer et l’embourgeoisement soudain laisse place à l’anxiété de la ruine. À peine sortie du bain et installée dans sa luxueuse suite, Claire déchante. Motivée par l’appât du gain et par le cynique ascenseur social qu’ils viennent d’emprunter, elle envisage de repartir aussitôt en voyage alors que, contents d’être arrivés à bon port, Walker et Kibby, eux, veulent prendre du bon temps. Métamorphosée en cygne noir, enroulant autour de ses épaules un long boa de plumes blanches, elle annonce brusquement à ses acolytes la dissolution de leur association.

En effet, Claire a déjà jeté son dévolu sur un gentleman dénommé Charley. Trop fiers, les deux séducteurs ne veulent pas y croire (« Les femmes ne sont jamais satisfaites » constatent-ils, décontenancés par ce coup de théâtre). Ils tentent en vain de se consoler dans les bras de deux greluches californiennes qui passaient par là. Touche d’onirisme à la Fellini, une galerie de créatures exotiques encadrées par des hublots scrute attentivement la scène. Morale de l’histoire, chez Donen, le songe n’est qu’une psychose de courte durée. Il induit toujours un retour à la réalité si cruelle soit-elle. Car, en vérité, le charismatique trio doit inévitablement se séparer pour mieux se retrouver et reprendre de plus belle sa fructueuse combine.

Sévan Lesaffre

Les Aventuriers du Lucky Lady – Bande-annonce

Les Aventuriers du Lucky Lady – Fiche technique

Réalisation : Stanley Donen
Scénario : Willard Huyck, Gloria Katz
Avec : Gene Hackman, Liza Minnelli, Burt Reynolds, Geoffrey Lewis, John Hillerman, Robby Benson, Michael Hordern, Anthony Holland, John McLiam, Val Avery, Louis Guss, William Bassett, Janit Baldwin, Marjorie Battles, Roger Cudney, Joe Estevez, Emilio Fernandez, Basil Hoffman, Milt Kogan…
Photographie : Geoffrey Unsworth
Montage : Peter Boita, George Hively, John C. Horger, Tom Rolf
Costumes : Lilly Fenichel
Musique : Ralph Burns
Production : Michael Gruskoff
Distribution : Twentieth Century Fox Film Corporation
Durée : 1h53
Genre : Comédie dramatique / Aventure
Date de sortie initiale : 25 décembre 1975

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