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Jardins de pierre, de Francis Ford Coppola (1987) : la mort dans l’âme

Sorti à la fin d’une décennie maudite pour Francis Ford Coppola, dont ressortent très peu de réussites, Jardins de pierre souffrit certainement d’un double contexte négatif. Le regard tragique qu’il pose sur le conflit vietnamien en plein cinéma reaganien « révisionniste », associé à la perception du public et de la critique vis-à-vis d’un cinéaste alors en pleine déroute, font de ce film une œuvre incomprise. Obscurcie par un drame personnel, celle-ci mérite pourtant d’être redécouverte. Rarement le metteur en scène du Parrain et d’Apocalypse Now a-t-il atteint une telle sincérité dans la peinture des rapports humains, dans un contexte historique tragique sur lequel les protagonistes ne parviennent pas à avoir de prise. Un film en clair-obscur qui permit à James Caan de livrer une de ses interprétations les plus bouleversantes.

Un destin tourmenté

Rares sont les grands réalisateurs américains dont le parcours ressemble autant à des montagnes russes que Francis Ford Coppola. Si l’on se risquait à faire un bilan – prématuré, puisque l’homme tourne encore –, la comparaison avec Michael Cimino, comme Coppola une figure clé du Nouvel Hollywood, est tentante. On connaît le destin atypique du premier : après avoir connu la consécration dès son deuxième opus, l’extraordinaire Voyage au bout de l’enfer (1978), l’étoile filante s’écrasa dès l’œuvre suivante, La Porte du paradis, dont l’échec retentissant précipita la ruine de la United Artists, détruisit la réputation de Cimino et provoqua à lui seul un tournant dans l’industrie cinématographique américaine, les studios n’accordant désormais plus que rarement les « pleins pouvoirs » aux metteurs en scène. Michael Cimino ne se releva jamais de cette catastrophe, et tous ses films suivants furent des échecs tant commerciaux que critiques (à la notable exception de L’année du dragon (1985), à notre humble avis), avant que le cinéaste ne prenne une retraite anticipée en 1996… et décède vingt ans plus tard.

En caricaturant à peine, on pourrait dire que la carrière de Francis Ford Coppola a suivi les mêmes convulsions que celle de son infortuné confrère, mais sur une durée nettement plus longue et, heureusement, avec des effets (tout juste) moins tragiques. Sa trajectoire professionnelle se découpe en cycles décennaux. Après une poignée de films de jeunesse, très différents les uns des autres, dans les années ’60, Coppola et son ami George Lucas, influencés par le cinéma européen, ambitionnent d’introduire dans leur pays de nouvelles méthodes de création cinématographique. En quelques années, ils s’érigent tous les deux comme les fers de lance du Nouvel Hollywood, mouvement de modernisation du cinéma américain et incroyable vivier de talents (Spielberg, Scorsese, Malick, De Palma, etc.). Porté par ce souffle nouveau, Coppola va vivre une décennie de rêve. Dans les années ’70, comme touché par la grâce divine, il met ainsi en scène, successivement, Le Parrain, Conversation secrète, Le Parrain, 2e partie et Apocalypse Now. Quel cinéaste ne tuerait pas père et mère pour accoucher d’une telle brochette de chefs-d’œuvre ?

Plus dure sera la chute…

En 1979, Coppola est au faîte de sa gloire. Peu se doutent alors qu’il va connaître une traversée du désert de plus de dix ans. A l’instar de Michael Cimino, dont Voyage au bout de l’enfer sort un an avant Apocalypse Now, chef-d’œuvre dont la réalisation cauchemardesque lui a presque fait perdre la raison, Coppola va connaître un revers catastrophique. Son musical Coup de cœur, sorti en salles en 1982, qui a engagé une production colossale de 26 millions de dollars, est un désastre. Le film engrange moins d’un million de dollars au box-office. L’impact financier est tel que Coppola doit vendre son studio Zoetrope, et il mettra ensuite très exactement dix ans pour éponger ses dettes (le succès de Dracula en 1992 signe la fin du calvaire). Pendant cette décennie 1980 maudite, il s’acquitte de plusieurs films de commande pour tenter de se refaire. Si quelques-uns sont aujourd’hui largement réhabilités (Outsiders, Rumble Fish), un seul rencontre le succès : Peggy Sue s’est mariée, en 1986. Aux abois et à l’affût de la moindre opportunité pour desserrer l’étau de ses créanciers, Coppola accepte même de tourner un court-métrage kitschissime avec Michael Jackson pour une attraction de Disney (Captain Eo, 1986) ! Même sa participation au film collectif New York Stories, en 1989, aux côtés de Woody Allen et Martin Scorsese, est un fiasco, les critiques jugeant sa contribution la pire du film… C’est finalement contraint financièrement que le cinéaste accepte de tourner en 1990 le troisième volet de la saga du Parrain, un film qui ne fera pas l’unanimité mais qui permet à Coppola de renouer avec le succès, avant que Dracula ne lui permette enfin d’envisager l’avenir avec sérénité. Ces longues années d’errance ont cependant laissé des traces. Coppola réduit le rythme et, surtout, l’envergure de ses œuvres, se concentrant, à partir des années 2000, sur des projets personnels et relativement discrets. S’ensuivent des longs-métrages de qualité très variable : si Tetro (2009) est une œuvre très intéressante, que dire du calamiteux Twixt (2011), sa dernière fiction en date ? En attendant Megalopolis, un projet imaginé de longue date que Coppola décrit lui-même comme un nouveau « travail majeur »…

Mais revenons quelques années en arrière. En plein dans l’œil du cyclone, plus précisément. Jardins de pierre, sorti en 1987, fait en effet partie de cette decennium horribilis du cinéaste américain. Il en possède même toutes les caractéristiques, puisqu’il fut un échec commercial et critique. Plus grave, le quinzième long-métrage de Coppola est profondément marqué par un drame personnel, le décès de son fils aîné Gian-Carlo (le père de la future réalisatrice Gia Coppola, née après son décès), en mai 1986, dans un accident de bateau, à l’âge de 22 ans. Francis Ford Coppola lui dédiera son film suivant, Tucker : L’homme et son rêve (1988). Le jeune homme était impliqué dans la préproduction des Jardins de pierre. Griffin O’Neal, l’acteur supposé jouer le rôle du soldat maladroit Wildman dans le film, quitta quant à lui logiquement le projet car… il pilotait le bateau dans lequel se trouvait Gian-Carlo Coppola lors de l’accident fatidique ! Il fut remplacé par Casey Siemaszko. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas exagéré de parler de « film maudit », et il est fort à parier que Coppola lui-même préfère aujourd’hui l’oublier. Et pourtant, Jardins de pierre mérite cent fois d’être sorti de l’ornière des années ’80 où il croupit depuis plus de trente ans, oublié de tous, ou presque.

Adaptation du roman du même nom (Gardens of Stone en anglais) de Nicholas Proffitt, l’œuvre a pour protagoniste principal le sergent Clell Hazard, vétéran endurci des guerres de Corée et du Vietnam. Alors que le conflit vietnamien tourne au vinaigre pour les Américains (le récit démarre en 1968), Hazard se voit invariablement refuser sa demande de mutation comme instructeur à Fort Benning, où il désire faire partager son expérience aux jeunes fantassins avant leur départ pour le front. Notre héros désabusé est très critique vis-à-vis de la conduite de la guerre, et constate à quel point de plus en plus de jeunes compatriotes sont envoyés au front comme vulgaire chair à canon. Il est un témoin privilégié de ce phénomène, puisqu’il est assigné au 3e régiment d’infanterie, en Virginie. Ce régiment prestigieux joue un rôle purement symbolique en tant que garde d’honneur pour les enterrements de soldats tombés au front, au cimetière d’Arlington. Les jeunes recrues sous ses ordres rongent eux aussi leur frein, quoique pour une toute autre raison : ils se considèrent comme des planqués et souhaitent ardemment être mutés dans une unité de combat. Parmi ceux-ci se trouve le jeune Jack Willow, le fils d’un ancien ami avec lequel Hazard a combattu, et que ce dernier prend rapidement sous son aile. Hazard ayant perdu contact avec son propre fils à la suite d’un divorce difficile, il voit en Willow un fils de substitution qu’il désire convaincre de ne pas aller se sacrifier au Vietnam.

A cent lieues du cinéma reaganien

A première vue, Jardins de pierre semble lié à deux grands chefs-d’œuvre de Francis Ford Coppola des années ‘70. Le metteur en scène retrouve ainsi James Caan, qui interprète le sergent Hazard, après Le Parrain où il joua le rôle de Sonny, le fils aîné, généreux et impulsif, de Vito Corleone. Ensuite, il y a évidemment la toile de fond que constitue la guerre du Vietnam, qui renvoie à Apocalypse Now. Ces références s’écroulent toutefois rapidement, le spectateur se rendant bien vite compte que ce film est très différent de ses aînés. D’une part, parce que James Caan joue ici un personnage nettement plus touchant et subtil, plus en retenue et émotif sous ses dehors de dur à cuire. D’autre part, parce que le conflit vietnamien occupe dans le film une place inhabituelle. Alors que l’intrigue d’Apocalypse Now explorait la folie de la guerre, le « cœur des ténèbres » du roman de Joseph Conrad, Jardins de pierre en fait un cadre constamment évoqué, mais jamais montré. Une approche étonnante, très différente d’un Platoon, sorti un an plus tôt, et carrément à l’opposé du « cinéma reaganien » qui triomphe à l’époque, où les John Rambo et James Braddock réinventent une guerre du Vietnam dont les Américains semblent cette fois sortir vainqueurs. En comparaison, le refus de l’action, la relativisation de l’héroïsme et la désillusion politique qui marquent Jardins de pierre paraissent forcément déprimants aux yeux d’un public américain souhaitant tourner la page vietnamienne… Cela explique sans doute en partie l’indifférence rencontrée par le film à sa sortie.

Une illustration évidente de la déconnexion entre l’œuvre et une certaine symbolique cinématographique familière au public, est le thème de la garde d’honneur militaire. Coppola explore, décortique tous les codes des rites funéraires américains, un cérémonial vu dans d’innombrables autres films et une image forte. S’il filme magnifiquement bien (et à de nombreuses reprises) la solennité du moment, Coppola lui ôte toutefois la gloire héroïque qui serre les cœurs, pour ne conserver que la douleur et la tristesse débarrassées de tout symbolisme. Le cinéaste se concentre sur les émotions : la peine que l’on éprouve à voir une jeune vie sacrifiée, un être cher disparaître à jamais. Un retour vers l’humanité qui transcende les uniformes d’apparat et le pli consciencieux du Stars and Stripes. Le fait que le film traite de la guerre par la lorgnette d’un régiment qui, par essence, ne combat pas, en fait une œuvre pour le moins insolite. Ni napalm embrasant la jungle, ni défense héroïque d’un dernier carré de guerriers, ni même entraînement déshumanisant à la Full Metal Jacket. Le 3e régiment d’infanterie n’est pas seulement géographiquement loin du théâtre des combats, il est littéralement en bout de chaîne, puisqu’il accompagne, dans un ballet morbide et monotone, le dernier voyage du cercueil des soldats tués au combat.

Jardins de pierre porte un regard complexe sur la guerre du Vietnam, reflétant ainsi la relation contradictoire de l’Amérique avec le conflit. C’est avec beaucoup de finesse que le personnage de Clell Hazard symbolise l’attitude de la caste militaire au cours de cette période dramatique. Le sergent, qui a connu le feu, n’aime pas la guerre en général, et considère que celle-ci est mal menée et sacrifie des gamins inutilement. Sa frustration est grande de ne pas pouvoir quitter son unité pour se rendre utile en tentant de former décemment les jeunes recrues avant leur départ pour le front, un objectif pour lequel il n’hésite pas à défier l’autorité militaire. Son combat est cependant perdu d’avance, le cours de l’histoire étant inarrêtable. Hazard échouera sur toute la ligne, y compris avec son « fils adoptif », le courageux mais naïf Jack Willow, dont nous découvrons le sort final dès la première séquence du film. Le sergent n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour lui faire bénéficier de sa sagesse et de son expérience. Lorsque Willow, furieux face au scepticisme de Hazard et « Goody » (James Earl Jones), explique qu’il a vu à la télévision des images d’un hélicoptère combattu avec un arc et des flèches, il s’écrie : « Comment espèrent-ils battre des hélicoptères avec un arc et des flèches ?! », ce à quoi Hazard réplique avec sagacité : « Comment battre un ennemi qui attaque un hélicoptère avec un arc et des flèches ? » … Hazard noue également une relation amoureuse sincère avec Samantha Davis (Anjelica Huston), une journaliste foncièrement opposée à la guerre du Vietnam. Tout cela ne l’empêche pourtant pas de rester fidèle à son pays et à son milieu, l’armée, et de défendre des valeurs morales. C’est d’ailleurs pour sa droiture que Coppola prend clairement parti lorsque, interpellé par une connaissance de Samantha sur le sujet brûlant du Vietnam, c’est le militaire qui adopte une position raisonnable (« let’s agree to disagree »), avant de servir un bourre-pif bien mérité à l’arrogant qui l’a poussé à bout. Le désaccord éthique de Samantha ne l’empêche pas de pardonner son homme, dont elle respecte les qualités humaines. Coppola réconcilie ainsi, de manière idéaliste, deux figures ennemies de la guerre d’hier : le vétéran baroudeur et la journaliste du Washington Post !

Une œuvre marquée par le deuil 

Le deuil imprègne profondément le film. Il est le fruit tant du sujet lui-même que des circonstances dramatiques, éminemment personnelles, dans lesquelles Francis Ford Coppola le tourna. Dans ce récit situé dans le contexte de la plus grande tragédie militaire américaine, Coppola refuse la fresque épique et la multitude des points de vue, pour se concentrer sur un quatuor de personnages (Hazard-Willow-Davis-Goody) et sur les relations tantôt chaleureuses, tantôt compliquées qui se nouent entre eux. Ces dernières pourraient très bien être placées dans un cadre et dans une époque différents, tant elles sont universelles : un couple qui dépasse ses divergences de vues, la jeunesse fougueuse et remplie d’idéaux, la sagesse d’un homme désillusionné par la vie, le désir de donner du sens à sa vie, l’héroïsme confronté à la médiocrité…

Jardins de pierre baigne dans une atmosphère douce-amère. Les nombreuses scènes d’enterrement rappellent régulièrement le tragique de la vie, et la première séquence annule tout espoir d’une fin heureuse. Néanmoins, comme un miroir de son processus de deuil que nous tend Coppola, le film s’attache aussi à des sentiments profondément humains comme remède et comme espérance. Plusieurs scènes sont très touchantes dans leur sincérité et leur simplicité : le repas dans la bonne humeur chez Hazard, le mariage de Willow, la beuverie à laquelle s’adonnent les trois hommes, etc. Malgré sa tonalité résolument sombre, le film répète une vérité intemporelle : même dans ses heures les plus noires, l’humanité conserve en elle un espoir. Celui de se relever et de se tourner vers de nouveaux lendemains.

Il faut souligner la prestation de tous les comédiens, les premiers rôles comme les rôles secondaires, impeccables dans leur humanité et dans leurs émotions – jamais gratuites, toujours sincères. James Caan, notamment, y livre une de ses interprétations les plus bouleversantes. A la fois témoin impuissant d’une époque tragique, acteur d’un fossé générationnel et, plus fondamentalement, homme nourrissant l’espoir de reconstruire une famille. Il ne cèdera aux larmes que lorsque ses deux dernières illusions s’écrouleront : la survie de Willow… et celle d’une certaine Amérique.

Synopsis : Le soldat Jack Willow a trouvé la mort au Vietnam, ce qui désespère son père spirituel, le sergent Hazard, qui l’avait mis en garde contre cet engagement risqué. Willow est enterré, avec quinze camarades, dans le cimetière d’Arlington, immense jardin de pierre. La cérémonie est l’occasion pour Hazard de retracer le parcours du jeune idéaliste, le fils d’un de ses anciens frères d’armes.

Jardins de pierre : Bande-Annonce

Riz amer : Fiche technique

Réalisateur : Francis Ford Coppola
Scénario : Ronald Bass (adapté de Gardens of Stone, par Nicholas Proffitt)
Interprétation : James Caan (sergeant Clell Hazard), D.B. Sweeney (lieutenant Jack Willow), Anjelica Huston (Samantha Davis), James Earl Jones (sergeant-major « Goody » Nelson), Dean Stockwell (capitaine Homer Thomas), Mary Stuart Masterson (Rachel Feld)
Photographie : Jordan Cronenweth
Montage : Barry Malkin
Musique : Carmine Coppola
Producteur : Francis Ford Coppola, Michael I. Levy
Maison de production : American Zoetrope
Durée : 112 min.
Genre : Drame/Guerre
Date de sortie :  6 janvier 1988
États-Unis – 1987