Le raccord violent est un moyen de faire sentir le passage du temps mais à l’inverse de l’ellipse qui tente d’économiser du temps de narration filmique au profit du sentiment du passage, il s’agit de matérialiser l’impossibilité d’un temps qui détraque ce qui a été construit en venant s’inscrire brutalement dans la narration. Puisque le raccord force la conscience du spectateur à s’interroger sur le passage du temps à travers la succession ponctuelle d’images sans lien nécessaire entre elles, n’est-il pas la figure de style la plus proprement cinématographique ? Le cut n’est-il pas la métonymique de l’expérience cinématographique ?
Kubrick – 2001 L’Odyssée de l’espace
Le cut (« raccord » en français) le plus connu de l’histoire du cinéma est sans conteste celui de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Dans le premier acte de cette fresque cosmique, les singes qu’on devine être les précurseurs de l’humanité vivent en animal luttant pour leur survie dans une étendue désertique. Leur rencontre mystérieuse avec le monolithe semble leur accorder le plus grand des dons dans la maîtrise du premier outil. Armé d’un os pouvant remplir les tâches que lui assigne une intelligence qui n’a dès lors plus rien d’animal, le singe se prépare à devenir un homme et à passer de la bête au souverain. Car en guise d’outil, le premier est aussi et surtout une arme de meurtre pour le contrôle d’un territoire convoité, en l’occurrence un point d’eau. Que le premier outil soit une arme nous révèle-t-il la nécessaire destinée de toute technique, tout instrument, toute technologie ?
Tout concourt en effet à faire de cette scène un prologue tragique car les éléments mis en place seront développés, amplifiés mais jamais ne changeront dans le film. Le spectateur, jusqu’à la séquence du déchaînement cruel de l’intelligence artificielle HAL observe l’outil qu’est la technologie dégénérée dans la violence, jusqu’à la guerre et finalement jusqu’à la mort. Kubrick rejoint la longue tradition de pensée qui remonte au moins au Protagoras (le dialogue et le personnage du dialogue) de Platon qui conçoit la maîtrise de l’outil comme ce qui distingue les êtres humains des animaux pour finalement les enfermer dans la tragédie de leur propre puissance.
Voilà pour le fond, mais ce qui scelle tous ces éléments denses et complexes, c’est le cut de Kubrick. Venant de commettre ce qui est peut être le premier meurtre de l’humanité, le grand singe tout à sa puissance nouvellement conquise jette l’os-arme-outil en l’air dans un geste de triomphe. Cut. La forme de l’os est devenue un vaisseau spatial en orbite et la meute vociférante a laissé place au vide cosmique où se diffuse élégamment le Lac des cygnes de Tchaïkovski. Le raccord a donc cousu ensemble deux époques de la destinée humaine, passant sous silence des milliers d’années d’histoire et d’évolution – mais dans la mesure même où rien n’a changé, où ces époques sont en fait les mêmes. Qu’est-ce à dire ?
Ce qui rend ce raccord signifiant et esthétiquement bouleversant, c’est qu’il nous force à considérer pour l’homme à la fois sa maîtrise technique et l’absence totale d’évolution. Le raccord nous plonge dans cette idée forte qui commande la dynamique du film : de la préhistoire à la conquête spatiale dont se gargarisait l’Amérique des années 60, il n’y a qu’une pure différence temporelle qu’on peut enjamber d’autant plus allégrement qu’elle n’a rien à nous dire ; au fond, rien n’a changé. Aucune différence de nature, mais une pure différence de degrés ; le vaisseau spatial, c’est l’os raffiné et sophistiqué à l’infini mais qui charrie avec lui la même puissance de désastre ; là où le premier outil a porté la mort, le dernier le suivra nécessairement et les airs paisibles du Lac des cygnes ne cachent que très mal ces périls qui finiront de toute façon par se produire.
Élément esthétique saisissant, ce cut n’en est pas moins une figure de style à thèse qui s’inscrit dans le propos nihiliste bien connu des fans de Kubrick (l’homme est voué à l’absurdité d’une existence violente que chaque effort de compréhension ou de maîtrise rapproche de l’inéluctable néant). Ainsi l’image est très belle mais disparaît dans l’idée qu’elle veut illustrer, le fond prend le pas sur la forme puisque la forme a quelque chose à dire de dense, précis et pour ainsi dire très lourd à savoir une thèse philosophique qu’il faut illustrer. Kubrick essaie de faire disparaître ce défaut en ménageant la durée d’un tel discours ( le premier acte des singes dure une bonne demi-heure) et les effets de contraste ( les couleurs vives du désert face au noir profond de l’espace, les différences de style musical) mais une fois comprise, la thèse semble absorber l’idée de mise en scène.
Cette absorption est rendue possible par la fonction elliptique du cut qui soude deux époques car leur intervalle n’a littéralement rien à dire. D’une part, rien dans cet intervalle ne vient menacer la nature nocive de la technologie mais en développe au contraire les potentialités. D’autre part, parce que le geste même, se réduisant en une figure de style cinglante, ne vaut que par ce qu’il joint ensemble. Ainsi ajointées, les deux époques disent au spectateur qu’elles ne sont que variation sur l’idée d’une technique ou technologie maléfique, violente et belliqueuse en soi.
Si l’on rapproche souvent le raccord violent de 2001 de celui de Voyage au bout de l’enfer, en les mettant en concurrence au titre de plus beau cut de l’histoire du cinéma, c’est que le second est aussi brutal et beau que le premier sans en partager pourtant la charge théorique. Plus élégamment, plus économiquement, Voyage au bout de l’enfer ou même le moins aimé raccord de La Porte du Paradis, rapprochent la figure du style d’un acte pur de cinéma, entre temps et conscience. Mais qu’est-ce que la conscience sinon du temps sensible ? Et qu’est-ce que le cinéma sinon le spectacle de cette temporalité sensible au travail ?
Temps de narration, temps de la communauté, le cut de Voyage au bout de l’enfer.
Cimino pose cette question existentielle et politique : comment une communauté peut réagir à la catastrophe de la guerre ? Une communauté paisible d’ouvriers de Pittsburgh est touchée de plein fouet par la guerre du Vietnam qui fait voler en éclat le sentiment communautaire et le vivre-ensemble autant que la guerre a ébranlé l’Amérique. Comment une chose aussi folle et lointaine a-t-elle pu se produire au sein de l’histoire américaine au point d’en faire un point de bascule incontournable ? La confrontation au réel traumatique du Vietnam est bien différente dans ce film que dans l’autre classique sur le sujet Apocalypse Now. Là où il fallait raconter la réalisation progressive d’une folie infrangible et présente dès les premiers coups tirés, The Deer Hunter de Michael Cimino narre plutôt l’irruption d’un réel insensé dont la violence cataclysmique vient menacer les fondements mêmes de la communauté – une communauté faite de bric et de broc, de rites épars et au fond d’un je-ne-sais-quoi patriotique quasi magique (comme l’atteste la scène de fin). Fondements fragiles ou insuffisamment solides pour résister à la déferlante d’une guerre historique, peu importe, Cimino filme l’intrusion de la destruction inéluctable et irreprésentable, celle qui a tout sapé et s’en est allée pour n’être repérable que dans ses traces délétères (ainsi le « I dont fit ! », « je ne suis pas à ma place ! » de John Savage qui ne peut plus revenir dans sa communauté après l’horreur vécue).
Cette effraction d’un réel inacceptable mais pourtant traumatique, l’horreur de l’événement que veut raconter le film sont réductibles à sa séquence la plus virtuose en ce qu’elle résume le propos du long métrage – et il s’agit bien sûr du cut entre le premier acte et le deuxième acte du film. La première heure qui semble s’attarder sur chaque détail et chaque personnage ne présente pas la communauté mais la fait exister, la rend tangible et vivante en choisissant de filmer ce qui constitue la communauté elle-même, : se réjouir et faire la fête ensemble pour célébrer le mariage des siens. Nulle part ailleurs dans ce film, ne constate t-on la justesse du commentaire de Cimino lui-même qui révélait vouloir filmer avec The Deer Hunter un « home movie », ces films que l’on pouvait réaliser dans les années 70 à l’aide des premiers caméscopes. Moments familiaux saisis sur le vif, amateurs donc généralement très mal filmés, ces tranches de vie ne manquent pourtant pas de susciter de violentes émotions liées au souvenir. Peut-être est-ce parce que c’est le medium indispensable au travail de mémoire de la communauté, ou plutôt ; parce qu’ils aident tendrement au souvenir en présentant la communauté telle qu’on devrait s’en souvenir, devenant ainsi le corps de la communauté. De même que les personnages n’ont jamais été eux-mêmes que dans ce mariage, avec ses chamailleries, ses disputes, ses rires et ses moments de tendresse et d’amour. Ce qui lie les gens ensemble, c’est qu’ils sont ensemble dans un lieu, dans une salle des fêtes ou dans un cadre.
Après la mariage, la caméra se resserre sur les personnages les plus importants de cette communauté et de l’action elle-même et vient la partie de chasse qui donne son titre au film. Il ne s’agit plus de la communauté ouvrière dans son entier mais de la joyeuse bande d’amis, qu’on sent extrêmement soudée et comme surplombée (à la manière d’un grand frère) par la présence héroïque de Mike joué par De Niro. Là encore la tendresse côtoie les chamailleries et la dispute comme dans n’importe quelle communauté avant que ces menus détails soient sublimés dans la mise à mort d’un daim majestueux, comme pour mieux boucler la boucle de la société américaine qui affirme son identité en maîtrisant une nature et une animalité qui bordent encore la civilisation. Epuisés ; les comparses rentrent boire une dernière bière dans leur bar et l’un deux entame une des Nocturnes de Chopin qu’il massacre à moitié ( Cimino avait vraiment demandé à Georges Dzundza de la jouer comme il le put), ce qui n’empêche pas de saisir l’émotion du moment. La caméra insiste sur chaque visage, avant de les réunir deux par deux puis tous les cinq dans un plan d’ensemble qui indique une dernière fois l’amitié fraternelle de la bande. On sent, on comprend peu à peu que cette origine communautaire bénie, cet Eden Américain ne sera plus jamais atteint puisque la guerre détruira tout à jamais.
Le génie de Cimino se fait à vrai dire plus saisissant car si l’on peut pressentir que ce qui est devant nos yeux est déjà révolu, c’est qu’il filme le présent du point de vue de sa disparition. Comme le souvenir délicieusement doux-amer que suscite n’importe quel home movie, Cimino nous fait ressentir le passage du temps sur une communauté, le temps qui fait et défait tout, le dieu Chronos qui perpétue sa descendance puis mange ses enfants. D’un dehors chaotique irreprésentable dans son horreur, surgit un épisode que la communauté de Pennsylvanie ne pourra pas absorber et digérer mais dont elle devra accepter le poison. Ainsi, la première partie de The Deer Hunter distille incontestablement le parfum du passé car ce que Cimino arrive à filmer c’est un présent qui est déjà mort, l’image-souvenir qui surgit en même temps que le présent disparaît et devient passé.
Or, ce tour de force cinématographique n’est possible que parce que les deux premières parties du film sont suturées ensemble par ce raccord violent qui se devait d’être brutal pour marquer la distinction avec la première partie, à jamais révolue. La Nocturne de Chopin à peine terminée que les pales d’un hélicoptère se font entendre de plus en plus nettement au loin, mais au loin de quoi ? Nous sommes encore dans le bar avec la bande puis tout à coup une jungle qui explose dans des gerbes de flammes, bombardée par un avion que l’on suit du regard sans comprendre que la guerre est arrivée. Arrivée de loin, une fois de plus comme d’un dehors inimaginable parce qu’une telle catastrophe pour la communauté de Pittsburgh ne pouvait tout simplement pas être conçue. Tout comme le personnage, le spectateur à travers ce choc est transporté, comme téléporté dans une réalité que ses repères préexistants ne permettent pas de comprendre.
La nostalgie impossible de l’origine dans la Porte du Paradis.
Le cut permet donc, entre autres, chez Michael Cimino, de rendre palpable la nostalgie d’un temps révolu à travers la succession normale des images. La conscience mélancolique du spectateur fait la synthèse, rapproche ce qui est sous ses yeux de ce qui n’est déjà plus en comprenant que ça n’a jamais été. Ce qui était filmé n’était pas le réel mais la mémoire nostalgique de ce qui est toujours en nous, présent au cœur de notre mémoire mais sous la forme absente du souvenir. C’est ce jeu entre passé et présent, souvenir et nostalgie que rend palpable le cut violent par le contraste qu’il établit entre les deux images, scènes, plans, moments, époques soudées ensemble qui n’a de lien rien d’autre que celui construit par la conscience du spectateur.
S’il y avait un propos politique ou cyniquement réaliste dans Voyage au bout de l’enfer ( la guerre n’est pas de l’ordre du réel historique mais du monstrueux qui déchire le tissu social communautaire et à ce titre ne peut surgir que du dehors), les cuts entre les différents actes de la Porte du Paradis sont tout entiers dévoués à la nostalgie dans un film qui s’offre pourtant comme politique. On a pu dire en effet que Cimino était un fasciste avec Voyage au bout de l’enfer, qu’importe on le dira marxiste avec La Porte du Paradis. Certes, on sait bien que le film est l’un des échecs les plus tonitruants de l’histoire d’Hollywood, qu’il a coulé la United Artists et le Nouvel Hollywood avec lui, mais ces camouflets somme toute circonstanciés font un peu oublier la charge violemment critique du film, et tout bonnement anti-américaine.
Dans The Deer Hunter, le spectateur halluciné de violence pouvait mettre cette brutalité sur la folie de l’histoire ou des grands qui la font, jusqu’à s’abîmer dans l’horreur de la guerre. Ainsi, dans une guerre à peine finie, il était facile de jeter la faute sur ces vietnamiens effectivement dépeints comme des tortionnaires cyniques s’amusant de la souffrance de ces jeunes ouvriers arrachés à leur patrie. Dans la Porte du Paradis, le contenu du film est tout bonnement à l’opposé puisqu’il s’agit d’un renversement des valeurs de l’Amérique. Sur quelle valeurs primordiales se sont bâtis les Etats-Unis ? La communauté lawful et le hardwork. Travail et respecte l’ordre légal. Peu importe l’origine, peu importe le passé même, il faut s’intégrer en travaillant à la société qui laisse en retour le soin de poursuivre le bonheur souhaité individuellement, quel qu’il soit.
Or, la Porte du Paradis raconte l’histoire d’une petite communauté (une fois de plus) d’Europe de l’Est installée au Wyoming en 1890 et qui vit d’un travail dur mais rétributeur. Ils ne parlent pas bien anglais et ont des loisirs un peu rustres ( les combats de coq par exemple) mais sont après tout américains. Le problème est que l’élite locale entend reprendre leurs terres et leur bétail si possible. Avec l’appui du gouverneur, il est donc décidé de les massacrer sans autre forme de procès. Le héros joué par Kris Kristofferson fait le lien entre ces deux classes sociales. Issu de l’Université toute puissante de Harvard comme nous l’indique le prologue, il est pourtant doublement lié à la petite communauté d’Europe de l’est en tant que leur shérif et parce qu’il est amoureux d’Ella, une jeune prostituée jouée par Isabelle Huppert.
En cette fin de XIXe siècle, les États-Unis deviennent un pays prospère, peu à peu incontournable et à leur sommet une élite puissante qui singe ses modèles européens tout en se targuant et parant des mêmes vertus humanistes, vertus abstraites et creuses qui ne sont que des masques comme on le comprend bien vite. Mais le prologue précise le propos par la représentation de cette élite de Harvard qui s’est dévoyée mais tentait d’incarner la pureté de valeurs morales nécessaire à l’édification d’une grande nation. « It’s over » dit William Irvine joué par John Hurt et cette lamentation résonne durant les trois heures successives du film. Ce qui est fini c’est peut être la pureté de l’innocence primordiale, celle qu’on essaie de maintenir au début mais qui se dégrade en face des impératifs de la réalité, ou alors n’a t-elle jamais été là et ce qui s’étiole peu à peu c’est la conscience d’avoir jamais été pur un jour. C’est précisément ce que le raccord violent entre le prologue et la partie centrale du film nous fait comprendre en fusionnant ce commencement béni et souriant avec l’image d’un homme fatigué et avachi qui passe et dont on observe nulle trace de pureté, d’innocence ou même d’espoir. Cet homme c’est Jim, le personnage principal incarné par Kristofferson.
Dans la scène immense de la ronde des étudiants sur la valse de Strauss qui se transforme en rixe, c’est déjà la cruauté d’un temps circulaire qui est au centre du cadre jusqu’à s’étirer de manière infinie. Ils dansent en cercle jusqu’à l’étourdissement et la violence. Le seul élément ici servant de repère temporel au spectateur est la lumière déclinante qui indique que les lauréats ont valsé jusqu’au bout de la journée, pour laisser place à un zoom puis un gros plan sur le visage souriant d’une femme qui disparaît aussitôt dans le cut. Pourtant, nulle irruption surgissant ici, le raccord a tout l’air d’être un fondu au noir tant il est travaillé méticuleusement car la femme au sourire pleine de promesses laisse immédiatement place à un contrôleur de train filmé dans la pénombre, de dos, et déjà en mouvement vers l’avant du wagon pour s’arrêter sur la tête du personnage qui occupe maintenant le centre et quasi l’intégralité du cadre. Mais son visage à lui est couvert par un chapeau et flouté par les jours de la fenêtre qui laissent passer une lumière blafarde. Ce n’est qu’avec les airs de violon qui se lancent que l’homme se découvre, laissant apparaître le visage fourbu, barbu et fatigué d’un Kris Kristofferson vieillissant, à la barbe déjà grise. L’insert l’indique, 20 ans ont passé, mais il est inutile. Ce raccord semble être toujours la même figure de style mais ici expurgée de toute charge théorique, politique ou même de tout discours car il n’a lieu que pour laisser passer le temps. Dans la tension paradoxale entre la brièveté de ce raccord et la longueur des 20 ans qui viennent de s’écouler, c’est le choc de la fuite du temps qui est mis en scène. Quelques secondes et la conscience fait toute seule le lien entre la lourdeur des traits de Jim Averill et celle inénarrable des années. Sans autre forme de discours, à l’inverse de Kubrick ou même de Voyage au bout de l’enfer, ce pur passage temporel qui n’est qu’une couture d’images, n’est-ce pas là l’expérience la plus pure de cinéma – le temps à travers la succession de ce qui n’est pas temporel par la suppléance du lien construit par la conscience ?